Pour qui s’informe un tant soit peu des données astrophysiques contemporaines sur l’univers, la Terre paraît n’être qu’un point ridicule jeté au hasard dans l’immensité du cosmos. Que faire alors, sur le plan théologique, de la quasi-totalité des réalités créées si, pour finir, seules les âmes des fidèles sont destinées à être sauvées ? Et plus largement, que faire des objets de la technique dans la perspective du salut en Jésus-Christ ? Toutes les réalités non humaines sont-elles donc vouées à s’entasser, à la fin des temps, dans une immense déchèterie cosmique ? Où finissent alors les animaux, les végétaux, les minéraux, les galaxies, mais aussi les airs de flûte, les théorèmes, les concepts philosophiques, les alexandrins, les sonates et les machines ? Ces réalités créées, matérielles et immatérielles, ne sont-elles qu’un décor jetable et sans valeur sur fond duquel se déroulerait la dramaturgie humaine ?
Face à un certain rétrécissement anthropologique du salut, la lettre encyclique Laudato Si’ a ouvert une brèche et nous a rappelé que la plus haute tradition chrétienne prévoit pourtant un futur pour l’ensemble des réalités créées. Cette tradition s’enracine dans les livres sapientiaux et les prophètes qui décrivent la création du monde comme le premier acte de l’histoire du salut. Ainsi par exemple, les psaumes 33, 135 et 136 enchaînent sans rupture la même louange pour la création du monde et les actes de salut posés par Dieu, manifestant qu’il y a identité stricte entre le Dieu créateur et le Dieu sauveur.
Dieu ne serait pas le créateur de toutes choses s’il ne voulait pas la rédemption de toutes choses.
Cette même affirmation est reprise par le pape François dans son encyclique Laudato Si’ : « Le Dieu qui libère et qui sauve est le même qui a créé l’univers » (LS, 73). Si donc la création et le salut du monde sont l’œuvre du même Dieu, c’est bien que chaque chose créée reçoit de Dieu à la fois son être et l’horizon de son accomplissement. Comme l’écrit le théologien Jürgen Moltmann : « Dieu ne serait pas le créateur de toutes choses s’il ne voulait pas la rédemption de toutes choses. »
Mais une question surgit aussitôt : en quoi consiste au juste le salut des virus, celui des lentilles d’eau ou des brosses à reluire ? Se poser la question révèle aussitôt que le salut auquel nous pensons spontanément suppose certaines conditions minimales d’éligibilité parmi lesquelles l’intelligence ou la conscience morale feraient nécessairement partie. C’est oublier que le salut annoncé par Jésus lui-même n’est pas qu’affaire de perfection morale, mais de guérison et d’accomplissement des potentialités de la vie.
Le salut en Jésus-Christ n’est pas une épargne à la banque du ciel qui rapporterait des points en fonction des sacrifices offerts ou des œuvres de piété.
Lorsque les disciples de Jean-Baptiste emprisonné viennent interroger Jésus, ils lui demandent : « Es-tu celui qui doit venir ou devons-nous en attendre un autre ? » (Mt 11,3), Jésus répond : « Les aveugles voient, et les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, les morts ressuscitent, et les pauvres reçoivent la Bonne Nouvelle » (Mt 11,5). Nulle rémission des péchés ou purification morale n’est indiquée ici, mais la fin des handicaps, la guérison, l’espérance retrouvée pour les pauvres.
Le salut en Jésus-Christ n’est pas un processus sélectif ou une épargne à la banque du ciel qui rapporterait des points en fonction des sacrifices offerts ou des œuvres de piété. Il n’est pas un poste d’aiguillage, ni une douane qui permettrait, selon le score de l’impétrant, de franchir ou non les portes du ciel. Comme le proclame saint Paul, le salut est une transformation (1 Co 15,55). Il consiste à se laisser transfigurer en Dieu, ce que les orthodoxes appellent la theosis.
Un certain catéchisme populaire a parfois réduit le salut à un processus de purification morale réservé à quiconque possède déjà un jugement moral et une volonté. D’où sa restriction aux hommes, seuls êtres doués de raison et de liberté. En réalité, c’est bien l’ensemble de la création qui « gémit dans les douleurs de l’enfantement » (Rm 8,22), car c’est l’ensemble de la création qui est appelée à être accomplie en Dieu, lorsque Dieu « sera tout en tous » (1 Co 15,28). Comme le rappelle le pape François, les créatures non humaines ne sont pas de simples réalités à notre service, car elles ne sont pas exclues de cette perspective d’accomplissement :
S’il existe une vocation spéciale de l’homme à accompagner les autres réalités créées vers le « terme commun qui est Dieu », ces réalités créées ont leur valeur théologique propre dans le plan de salut de Dieu. Cette affirmation rejoint celle de l’hymne aux Colossiens : « Car Dieu a voulu que dans le Christ, toute chose trouve son accomplissement total » (Col 1,19).
Mais de quelle manière les animaux, les végétaux, les minéraux — mais aussi les objets fabriqués par l’homme — trouveront-ils dans le Christ leur « accomplissement total » ? C’est la question posée par mon livre, Jésus viendra-t-il aussi sauver les machines ?, dont la perspective finale est de nous rendre attentifs à la présence silencieuse de Dieu à l’œuvre dans toutes les réalités créées, les plus hautes comme les plus discrètes, les choses naturelles comme les choses artificielles : « Tout est caresse de Dieu » (LS, 84).
Jésus viendra-t-il aussi sauver les machines ? Regard chrétien sur l’intelligence artificielle, de Jean-Marc Moschetta, Mame, 2021, 160 pages, 16 €