Lors de la Pentecôte, nous avons reçu l’Esprit saint. Or saint Athanase nous en avertit : « Quand l’Esprit est en nous, le Verbe qui le donne est aussi en nous, et dans le Verbe se trouve le Père. » C’est donc toute la Trinité qui élit domicile en nous au jour de notre baptême, puis lors de notre confirmation. Du Ciel, la Trinité passe dans l’âme de chaque chrétien. Dieu-Trinité, qui est riche, a les moyens d’avoir une maison principale au Ciel et des milliers de maisons secondaires sur la terre, qui sont les cœurs de chaque chrétien en état de grâce. Mais la Trinité n’alterne pas en habitant au Ciel la semaine et dans nos âmes le week-end voire seulement le dimanche à la messe. Non, la Trinité habite simultanément et à chaque instant le Ciel et nos âmes.
Saint Augustin l’affirme : « Les saints portent Dieu ; leur âme est un ciel, car Dieu l’habite. » Paul Claudel en avait aussi l’intuition, qui écoutait son propre cœur pour y entendre battre le pouls de la Trinité : « Quel émerveillement de La vivre, d’écouter ce coup — un un un — ce un qui est moi-même — qu’à des intervalles réguliers et jusqu’aux extrémités de notre personne elle bat ! De l’écouter en nous qui pourvoit à notre existence et par l’exercice d’elle-même à notre durée. » À chaque instant, le Père, le Fils et l’Esprit-Saint habitent dans l’âme du baptisé qui vit de la grâce. Mais la Trinité est un locataire discret, qui se fait peu remarquer. L’hôte invisible de nos âmes est silencieux. Des Trois, c’est surtout l’Esprit-Saint qu’on entend parfois, lorsqu’il murmure dans un gémissement ineffable : « Abba, Père ! » Il se fait aussi l’écho de psaumes inspirés, comme une lyre mystique dont on entendrait au loin quelques accords. Mais ce n’est pas très bruyant, au point qu’on finit souvent par oublier que la maison de notre âme n’est pas vide.
La discrétion de la Trinité n’est pas réservée à sa présence dans nos âmes. Dans l’Écriture, on ne trouve pas même son nom : « Trinité ». Il est fait tantôt mention du Père, tantôt du Fils, tantôt de l’Esprit, parfois les trois tout ensemble, mais jamais comme un tout. Ou plutôt, lorsque c’est le cas, c’est d’une manière cachée. Il faut un regard aiguisé et une ouïe fine pour percevoir la présence de la Trinité déjà dans l’Ancien Testament comme dans le Nouveau Testament.
Écoutons Dieu lorsqu’il crée l’homme et la femme : « Faisons l’homme à notre image » (Gn 1, 26). Pourquoi « faisons », alors qu’il est tout seul ? Est-ce un pluriel de majesté, ou bien Dieu se parlerait-il à lui-même pour combler une solitude existentielle et le défaut d’interlocuteur ? C’est bien plutôt un premier indice qu’il y a dans le Dieu unique une pluralité de personnes. Écoutons Abraham lorsqu’il accueille trois visiteurs au chêne de Mambré (Gn 18, 1-16). Il voit trois hommes et les invite à rester, mais s’adresse à eux au singulier : « Monseigneur, je t’en prie. » Voilà un second indice de cette paradoxale unité dans la trinité.
Dans l’Écriture aussi, la Trinité se fait discrète, la Trinité est un mystère caché au moment même où il est révélé.
Écoutons encore Dieu qui se révèle à Moïse au buisson ardent (Ex 3, 14). Le Dieu unique se révèle par une voix qui jaillit d’un feu, et on aperçoit en filigrane les figures du Père, du Fils et de l’Esprit. Écoutons enfin Jésus, dans l’Évangile du jour, qui demande à ses disciples de baptiser tous les hommes « au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit » (Mt 28, 19). Pourquoi un seul nom au singulier et pas des noms au pluriel, si ce n’est parce que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont trois personnes réellement distinctes mais communiant dans une unique substance divine ? Oui, décidément, dans l’Écriture aussi, la Trinité se fait discrète, la Trinité est un mystère caché au moment même où il est révélé.
Comment savoir que la Trinité habite en notre âme ? Il y a d’abord un acte de foi. Nous croyons fermement que par notre baptême, le Père, le Fils et l’Esprit saint habitent en nous, et qu’ils ne peuvent en être délogés que par le péché mortel. Aussitôt mis dehors, ils s’empressent d’ailleurs de frapper à la porte de notre cœur pour y provoquer un mouvement de repentir tel qu’ils puissent à nouveau y demeurer. En temps normal, donc, la Trinité habite en nous. Mais cet acte de foi implique une certaine obscurité.
Sommes-nous alors condamnés à ne jamais expérimenter sensiblement cette présence des Trois en nous ? Non. Ainsi par exemple, Jésus révélait à Catherine de Sienne que c’est la présence de la Trinité dans son cœur qui, sans toujours l’empêcher de pécher, lui rendait le péché insupportable et la plongeait dans la tristesse lorsqu’elle le voyait ou le commettait. Si la tristesse m’envahit profondément lorsque je pèche, c’est que la Trinité habite en moi et refuse de voir salir ce cœur où elle veut demeurer. La Trinité, comme tout locataire, a des droits, et elle entend bien les faire respecter.
Par ailleurs, la Trinité habite en nos cœurs non pas simplement pour y reposer mais pour y vivre. À chaque instant, dans l’âme du baptisé, le Père engendre le Fils, et de leur amour mutuel procède l’Esprit-Saint. Ce qu’on appelle les processions trinitaires, qui a lieu dans l’éternité de la Trinité, a lieu aussi en nous. Les processions trinitaires sont invisibles et ne font pas de bruit. Mais nous pouvons les constater aux effets qu’elles produisent. Si un chrétien pose un véritable acte de foi, d’espérance ou de charité, il peut être certain que la Trinité habite en lui.
Mais à l’œil exercé, la marque de la Trinité apparaît beaucoup plus souvent qu’il n’y semble dans l’agir quotidien des chrétiens.
Certains actes humains portent très visiblement la marque de la Trinité (tels parents qui pardonnent à l’assassin de leur enfant et viennent le visiter en prison pour le réconforter), d’autres en sont marqués de manière plus discrète. Mais à l’œil exercé, la marque de la Trinité apparaît beaucoup plus souvent qu’il n’y semble dans l’agir quotidien des chrétiens. Le Père, le Fils et l’Esprit saint viennent chacun accomplir en nous leur œuvre propre et pourtant inextricablement commune aux Trois. Le Père vient comme source de vie et de paix, nous entourant de bonté et de tendresse. Le Fils vient comme source de lumière et s’unit à notre intelligence pour nous introduire dans la connaissance de Dieu et de toute chose. L’Esprit saint vient comme source d’amour et s’unit à notre volonté pour nous faire participer à l’amour mutuel du Père et du Fils et le faire rejaillir en amour du prochain.
Puisque nous savons tout cela, il ne nous est plus possible de tracer sur nous machinalement le signe de la Croix comme si c’était un geste banal. En disant « au nom du Père, du Fils, du Saint-Esprit », et en l’accompagnant d’un geste qui parcourt notre front, nos épaules et notre poitrine, nous reconnaissons que nous avons en notre âme et en notre corps le plus merveilleux hôte qui soit : la Trinité. En nous signant, nous attestons sa présence, et nous invoquons son action puissante.
On s’écrie parfois : « Dieu soit loué ! » Et un humoriste s’interrogeait : « Si Dieu peut être loué, c’est qu’il est en location ? » La réponse est oui ! La Trinité est le locataire de notre âme, et ce cadeau merveilleux devrait nous transporter dans une louange sans fin. C’est le mystère des mystères, ce mystère est grand !