Dans un ouvrage passionnant, Votre cerveau vous joue des tours (2019), Albert Moukheiber, psychologue clinicien et docteur en neurosciences cognitives, nous entraîne dans un voyage intérieur, au cœur de nos pensées, de nos jugements et de nos prises de décisions.
Il montre comment, au quotidien, notre cerveau nous « joue des tours » lorsqu’il traite et filtre les signaux du monde extérieur. En ami qui nous veut du bien, le cerveau opère en effet une « réduction de l’ambiguïté », autrement dit un choix parmi les différentes options que le réel contient. Il construit ainsi une vision globale du monde, la plus stable et cohérente possible.
Dans la plupart des cas, cette réinterprétation du réel nous est utile pour notre survie. Elle nous permet de mettre en œuvre des « heuristiques », c’est-à-dire des réflexes facilitant notre vie quotidienne (par exemple si nous voyons de gros nuages noirs dans le ciel, nous pensons automatiquement qu’il risque de pleuvoir plutôt que d’y voir un signe éventuel de la fin des temps et de nous attarder inutilement sur cette probabilité !).
Mais cette recréation du réel nous conduit aussi à des erreurs de jugement préjudiciables pour nous-mêmes et les autres. Ces déviations de la pensée ont été identifiées sous le terme de « biais cognitifs » par les psychologues Daniel Kahneman et Amos Tversky, au début des années soixante-dix. Elles sont une partie intégrante de notre raisonnement et il est donc inutile de vouloir les éradiquer.
Il peut être utile en revanche de les identifier, d’en comprendre le mécanisme afin de ne plus nous laisser tromper aussi facilement par notre cerveau. Il est intéressant de voir que les personnages bibliques aussi ont été touchés par ces biais cognitifs.
Des centaines de biais cognitifs ont été répertoriés. Voyons ici quatre situations types dans lesquelles vous avez de fortes probabilités d’être sujets à l’illusion et à l’erreur à cause des biais cognitifs.
1L’apôtre Pierre et le biais de sur-confiance
Si vous commencez un apprentissage (de langues vivantes, sport, etc.), vous êtes sûrement sujet au biais de l’illusion de connaissance ou biais de sur-confiance. Tout apprentissage commence en effet par un pic de confiance en sa connaissance du sujet conférant un sentiment de surpuissance.
Ce biais peut aussi s’activer au début d’un ministère : songeons à l’apôtre Pierre qui, formé par le Christ pendant trois ans, surestime sa vertu de force et sa fidélité lorsque le Christ l’avertit de sa prochaine Passion. « Quand il me faudrait mourir avec toi, je ne te renierai pas. » (Mt 26, 35).
Après son triple reniement, Pierre passera par une phase de découragement avant de remonter la pente… L’Esprit Saint en fera au final un apôtre des plus courageux ! Mais il aura fallu qu’il passe auparavant par le creuset du doute sur lui-même et de l’humilité.
2Abraham et le biais d’interprétation
Lorsque vous avez peur d’une situation inconnue et que vous imaginez le pire, vous êtes sujet aux biais cognitifs d’interprétation, dont notamment la dramatisation ou biais négatif d’interprétation, l’étiquetage d’une personne ou d’un groupe, ou encore la divination (lorsqu’on se convainc de connaître ce que les autres pensent sans considérer des alternatives plus plausibles).
C’est ce qui arrive à Abram (avant qu’il ne devienne « Abraham »). Une famine le fait partir en Egypte avec son épouse Saraï. C’est une situation inconnue pour lui. Il craint la réaction des Egyptiens devant la grande beauté de Saraï, et imagine qu’il pourrait être tué s’il révèle qu’elle est son épouse. Il lui demande donc de se faire passer pour sa sœur.
La grande beauté de Saraï ainsi que son pseudo-célibat sont rapportés au pharaon qui la prend pour femme (Gn 12-19). Apprenant peu après la vérité, celui-ci renvoie avec colère Abram et Saraï hors d’Egypte.
Devant une situation inconnue, Abram a préféré imaginer le pire plutôt que d’envisager d’autres alternatives. Sa peur a déclenché des biais d’interprétation qui ont eu des conséquences fâcheuses sur ses prises de décision.
3Le prophète Elie et le biais d’ancrage
Lorsque vous jugez hâtivement quelqu’un, vous êtes alors sujet aux biais suivants : le biais d’ancrage (consistant à ne retenir qu’une seule information pour juger d’une situation donnée) ou encore le biais de représentativité (qui nous fait juger une personne en nous fondant sur quelques informations que nous considérons comme représentatives de cette personne).
Le prophète Elie lui-même a commis une erreur de jugement en se fondant sur un seul élément : la vision d’Anne remuant les lèvres sans qu’on entende sa voix. Il en déduit rapidement qu’elle est ivre et lui demande littéralement d’aller « cuver son vin » ailleurs (1 Sam 1,12-14).
Anne éplorée lui explique la véritable situation : elle est venue prier au temple et épancher son cœur devant l’Eternel. Elie regrette aussitôt sa méprise, et sans même savoir ce qu’elle est venue demander au Seigneur, la bénit et lui assure que Dieu exaucera sa demande.
4Ponce Pilate et le biais de la conformité sociale
Lorsque vous prenez une décision dans un contexte stressant, vous pouvez être sujet à la conformité sociale, attitude poussant à adopter le même comportement, le même avis que celui d’un groupe d’individus.
C’est ce qui est arrivé à Ponce Pilate amené à juger le Christ devant une foule soudée pour libérer Barabbas. La pression du groupe est telle que Ponce Pilate, pourtant touché peu de temps auparavant par la personne du Christ et son message sur « la vérité », choisit de s’aligner sur la foule et d’ordonner la flagellation de Jésus.
C’est peut-être justement parce qu’il est « victime » de ce double biais cognitif de la conformité sociale et de la dissonance cognitive (état de tension extrême dû à une divergence entre nos pensées et nos actes) que le Christ lui dit, en faisant allusion à Hérode : « Celui qui me livre à toi commet un plus grand péché » (Jn 19, 11).
Aliénor Strentz est docteur en ethnologie-anthropologie, enseignante et fondatrice du blog « Chrétiens heureux ».