Le tribunal de Rennes a récemment débouté l’entreprise belge Moulinsart. Celle-ci gère les droits de la veuve d’Hergé (1907-1983), créateur de Tintin, et réclamait des dédommagements à un peintre breton, auteur de toiles doublement parodiques. D’un côté, ce sont des pastiches d’œuvres de l’Américain Edward Hopper (1882-1967) : des scènes mélancoliques de la vie quotidienne aux États-Unis dans les années 1930 et 1940. De l’autre, on y reconnaît Tintin, manifestement attiré par des jeunes femmes plus ou moins provocantes. L’affaire n’est pas passée inaperçue, mais sans susciter de commentaires. Il y a pourtant là matière à réflexion.
Il est d’abord à remarquer que les ayants droit de Hopper ne se sont pas plaints et n’ont rien réclamé. Seuls ceux d’Hergé ont dénoncé des contrefaçons et des atteintes à son droit moral sur son œuvre. La justice a estimé que l’intention était humoristique et que l’artiste n’avait pas abusé de sa liberté d’expression en présentant le jeune héros dans des situations où son créateur ne l’a jamais mis et qui ne seraient pourtant pas anormales pour l’adolescent déjà autonome qu’est Tintin : il pourrait commencer à s’intéresser aux filles, puisqu’il est assez grand pour savoir conduire. Plusieurs des toiles incriminées le montrent d’ailleurs au volant pour une rencontre ou une escapade galante.
C’est évidemment cet aspect-là qui rend croustillant le contentieux. Car le pastiche n’a rien de sensationnel. C’est même, en un sens, un hommage à Hopper et à Hergé. Il suffit de voir ce que Marcel Duchamp, Pablo Picasso, Salvador Dali, Fernand Léger, Andy Warhol et Fernando Botero ont fait subir à la Joconde, sans nuire à Léonard de Vinci. De plus, la société Moulinsart, dirigée par le second époux (britannique) de la veuve d’Hergé, a la réputation de défendre Tintin pour en tirer un profit maximal plutôt que pour le promouvoir ou pour répondre aux attentes de ses admirateurs. On n’est donc guère porté à prendre son parti.
Les personnages féminins sont certes rares et peu à leur avantage dans les aventures de Tintin. La Castafiore est redoutablement impérieuse et tout aussi célibataire que Tintin, Haddock, Tournesol et les Dupondt. Sa dévouée femme de chambre, Irma, est fatalement vieille fille. Mme Wang, dans Le Lotus bleu, est une mère éplorée et impuissante. Les quelques concierges qui apparaissent n’ont pas vraiment de personnalité : celle du sculpteur décédé Balthazar dans L’Oreille cassée, celle de Tintin — Mme Pinson — dans Le Crabe aux pinces d’or puis Le Secret de la Licorne, où l’on aperçoit aussi celle du capitaine. L’épouse de Séraphin Lampion est une matrone qui n’a pas droit à la parole. La Peggy du général Alcazar dans Les Picaros est une mégère. Dans Tintin et l’alph-art, le dernier album inachevé, on trouve bien une Martine Vandezande qui est jeune et non sans charme. Mais elle est crédule, et n’a qu’un rôle très secondaire, de même (encore plus fugitivement) qu’une comptable acariâtre…
La netteté du trait et l’attention au détail, la caricature et le réalisme, les rebondissements et le comique se combinent pour présenter une image du monde qui devient une vérité intériorisée.
Hergé s’est expliqué dans diverses interviews sur cette apparente misogynie. Si l’univers de Tintin est quasi exclusivement masculin, c’est parce qu’il y a de l’humour et de la bagarre. Or les femmes sont généralement moins batailleuses, moins caricaturables et moins risibles que les hommes. La Castafiore est une exception, mais elle n’apparaît ni comme mère, ni comme épouse, et ne séduit guère que Tournesol, dont le goût n’est pas très sûr puisqu’il trouve « exquise » l’odieuse Peggy. Ces aventures sont destinées à un public prépubère et à des adolescents ou adultes qui restent assez jeunes d’esprit pour que le sexe ne les tourmente pas.
Dans ces conditions, pourquoi s’étonner que Tintin ait seulement Milou et pas de copine, et pourquoi tenir à combler ce déficit présumé en fabriquant des images où le héros fait la cour à des demoiselles qui semblent consentantes ? Sans doute parce que ces aventures façonnent et nourrissent l’imaginaire à un âge décisif. La netteté du trait et l’attention au détail, la caricature et le réalisme, les rebondissements et le comique se combinent pour présenter une image du monde qui devient une vérité intériorisée. Si bien que, lorsque l’âge et l’expérience font découvrir des aspects de la vie que la lunette tintinesque semble avoir manqués et ne permet pas de prendre en compte, on peut avoir envie de la braquer de ce côté-là.
La question est dès lors de savoir si l’absence d’activité strictement sexuelle chez les personnages les prive d’une identité pleinement humaine et crédible.
Les détournements et plagiats sont donc nombreux. Tintin est une clé de lecture des événements. La pandémie actuelle a déclenché sur l’Internet une série de « mèmes », c’est-à-dire des reprises travesties pour interpréter une situation. Ainsi, sur la couverture du Secret de la Licorne, où l’on voit le capitaine déchaîné, le titre est transformé en Haddock pète les plombs en confinement. Et Tintin en Amérique devient Tintin a encore oublié son attestation, car on voit un grand sachem exciter ses guerriers contre le héros attaché au poteau de torture.
Reste à se demander pourquoi tant de ces piratages s’acharnent à « sexualiser » Tintin. Cette obstination ne le rend pas plus intéressant, et révèle seulement que certains de ses fans continuent de s’identifier à lui jusqu’à tenir à ce qu’il reste l’un d’eux alors qu’ils ne sont plus d’innocents gamins. La question est dès lors de savoir si l’absence d’activité strictement sexuelle chez les personnages les prive d’une identité pleinement humaine et crédible.
Tintin, ses amis (y compris Milou) et ses ennemis ne sont pas à proprement parler asexués. Ils sont assurément masculins. Ils n’ont pas besoin de le prouver par des conquêtes féminines, car cette abstinence ne les empêche pas d’être assez réels pour rester des références. Il en va de même pour Napoléon : sa vie sexuelle n’ajoute rien à sa carrière de « macho » et n’en explique rien. L’identité sexuée se passe très bien de vérification par des relations sexuelles. Celles-ci restent d’ordre éminemment intime. Les étaler sous prétexte de sincérité ou de transparence ressortit à l’exhibitionnisme ou au voyeurisme. Tintin est un personnage public qui a assez de consistance pour qu’il soit superflu de le doter d’une vie privée. C’est pourquoi il n’a pas de famille, ne fait guère son métier de reporter et… n’a pas de dulcinée.
Sans nier que, de fait, l’instinct sexuel gouverne par moments des comportements individuels et que les mœurs sociales ont à gérer ces pulsions, la culture chrétienne n’y voit pas une simple fonction corporelle, comparable à l’alimentation ou l’hygiène, mais l’inscrit dans la perspective plus profonde de l’amour. Ce qui signifie non pas le désir impérieux d’appropriation d’un ou d’une autre, et bien plutôt le don de soi, lequel n’est lui-même possible que s’il est accueilli comme un don offert par Dieu en même temps que l’appel qu’il adresse à chacun, afin de permettre d’y répondre. Si un homme et une femme sont inspirés de se donner l’un à l’autre, c’est une vocation spécifique à s’engager en ce monde dans une réciprocité personnelle — et à chaque fois singulière —, que scelle le sacrement du mariage.
Mais cette vocation-là n’est pas la norme universelle. Il en est d’autres, qui n’assurent pas une humanité moins accomplie ni une vie moins féconde. En témoigne la chasteté du Christ, de la Vierge sa Mère, des prêtres, des religieux et religieuses, ainsi que des laïcs consacrés ou qui assument le célibat — et même aussi, à sa manière, l’innocence de Tintin.