La mort au combat d’Idriss Déby, le 20 avril dernier, a causé une grande stupeur dans les chancelleries. Celui qui dirigeait le Tchad depuis 1990, et qui venait d’être réélu président le 11 avril, est mort de blessures reçues lors d’un affrontement avec des troupes rebelles, alors qu’il avait pris le commandement de son armée. Stupeur, car celui-ci était devenu une figure reconnue et estimée de la gouvernance africaine, mais aussi parce que cette région instable n’avait pas besoin d’un souci de transition politique qui risque de fragiliser encore davantage le pays. Le Tchad est le principal allié de la France dans l’opération Barkhane et le pays du G5 Sahel dont l’armée est la plus capable. Le commandement de la force est lui-même installé à N’Djamena. L’instabilité politique risque d’empêcher le bon déroulement des opérations de Barkhane et donc de renforcer les attaques islamistes. Dans ce puzzle complexe du Sahel, personne n’a besoin qu’une pièce fasse défaut.
À rebours de la Constitution, c’est un Conseil militaire de transition (CMT) qui a pris les rênes du gouvernement, avec à sa tête le fils de Déby, Mahamat Déby. Le CMT a suspendu la constitution et a dissout l’Assemblée nationale, tout en promettant de nouvelles élections d’ici dix-huit mois. Un temps très long, afin de lui permettre de s’assurer le contrôle du pays.
Les évêques du Tchad sont depuis longtemps en délicatesse avec le gouvernement. En 2013, l’évêque de Doba, Mgr Michel Russo, avait été expulsé du pays à la suite d’un sermon où il dénonçait la mauvaise répartition des gains du pétrole, avant d’être autorisé à revenir après la protestation du président de la Conférence épiscopale (CET). Toujours en 2013, la CET avait présenté un document intitulé Les défis du prochain cinquantenaire dans lequel elle demandait plus de justice, une meilleure intégration des acteurs et des populations du pays. Le document prenait à partie Idriss Déby pour lui demander d’effacer les disparités ethniques afin de faire émerger une véritable nation tchadienne.
Pour l’instant, la politique suivie par le gouvernement provisoire est très éloignée de celle indiquée par les évêques du Tchad.
Une requête réaffirmée au cours du message de Noël 2019 dans lequel il était demandé que la politique soit réellement mise au service de la population : « Dans notre pays, la politique est souvent identifiée par la population au mensonge et à l’enrichissement illicite, alors qu’elle devrait être un moyen fondamental pour promouvoir la citoyenneté et les projets de l’homme. » Les évêques du pays ont toujours insisté sur la nécessité de respecter le droit et donc d’abord la constitution, qui garantit les mêmes droits à tous les habitants : « La Constitution est la loi fondamentale et elle s’impose à tous les citoyens, sans distinction et sans exception. C’est d’ailleurs ce qu’elle dit dans son article 14. […] On notera que l’État s’engage à respecter lui-même la Constitution, mais se porte aussi garant de la faire respecter par tous. Il proclame qu’au Tchad tous ont des droits imprescriptibles : chaque homme, chaque femme, chaque enfant. De fait, le Tchad a signé les Chartes internationales des Droits humains. Encore faut-il que les responsables et les citoyens sachent distinguer où s’arrêtent leurs droits et où commencent leurs devoirs » (Message de Noël 2019).
La position des évêques depuis l’annonce de la mort d’Idriss Déby n’est donc pas surprenante : elle se place dans la continuité de leurs positionnements antérieurs. Ils ont de nouveau appelé à respecter le droit et la Constitution, à contre-courant de la position du CMT : « Tous les belligérants [doivent déclarer] unilatéralement un cessez-le-feu sans condition […] et la transition [doit être conduite] dans le strict respect de l’ordre constitutionnel » (La Croix, 23 avril). Pour l’instant, la politique suivie par le gouvernement provisoire est très éloignée de celle indiquée par les évêques du Tchad.
Le pays est de plus en plus divisé et, loin de former une nation comme le demandent les évêques, ce sont les mouvements ethniques qui se réaffirment. Les catholiques représentent près de 20% de la population, contre 15% de protestants et 60% de musulmans. Difficile donc pour les évêques et les autorités catholiques de faire entendre leur voix. À cette fragmentation religieuse s’ajoute la fracture ethnique. Le clan Déby, essentiellement Zaghawa, est lui-même désuni depuis qu’en 2004 deux neveux d’Idriss Déby se sont levés contre lui. Déby est mort en combattant le Front pour l’alternance et la concorde au Tchad (FACT), fondé en 2016 et lié à la Libye. Comme le souligne l’universitaire Bernard Lugan, le FACT a combattu en Libye avec les milices de Misrata contre le maréchal Haftar, qui avait le soutien de la France. Le FACT est armé par la Turquie, qui se sert de lui dans sa grande vision néo-ottomane qui conduit Ankara à poursuivre un rêve africain, de la Somalie au Sahel. La Turquie soutient également l’Union des forces de la résistance (UFR), fondée en 2009, qui a tenté de prendre N’Djamena en février 2019 et que l’aviation française a dû arrêter.
La mort de Déby se lit donc à plusieurs échelles. Celle du Tchad d’abord, marqué notamment par l’intervention des évêques, celle de la bande sahélienne, avec la présence française et la force Barkhane, celle de l’Afrique, où s’affrontent dans un jeu de billard la Chine, la Russie et la Turquie. Le règlement de la crise et la stabilisation du pays ne passent pas uniquement par N’Djamena, mais aussi par les chancelleries des pays acteurs dans la région.