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La justice sur fond d’émotions collectives

Une manifestation à Brooklyn (New York) le 21 avril 2021 après le verdict du meurtre de George Floyd en mai 2020.

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Jean Duchesne - publié le 27/04/21
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Quelques leçons à tirer de la culpabilité d’un policier américain, de l’irresponsabilité d’un assassin antisémite et de la fin des poursuites contre le cardinal Barbarin.

Trois verdicts judiciaires ont récemment suscité des réactions. Derek Chauvin, le policier américain accusé d’avoir causé la mort d’un Noir, George Floyd, en usant de violences disproportionnées pour l’arrêter a été reconnu coupable. En France, Kobili Traoré, qui, par antisémitisme et sous l’emprise de stupéfiants, a sauvagement assassiné Sarah Halimi, sa voisine juive, a été déclaré irresponsable et ne sera donc pas jugé. Et la cour de cassation a définitivement mis fin aux poursuites engagées contre le cardinal Barbarin pour non-dénonciation de crimes pédophiles. Ces trois décisions ou arrêts sont très différents, et les trois « affaires » n’ont aucun lien entre elles. Il y a néanmoins des leçons à tirer de leur coïncidence dans l’actualité.

Il ressort en premier lieu qu’une atteinte délibérée et rendue publique à l’intégrité et a fortiori à la vie de personnes en raison de caractéristiques particulières (appartenance ethnique, sexe, âge…) provoque un traumatisme durable. En un temps de relativisme et de contestation systématique de la morale traditionnelle, c’est un indice de ce qu’implicitement (voire inconsciemment), des principes demeurent — comme en creux. Il n’y a plus d’idéaux consensuels, mais des indignations peuvent être partagées. Cependant, si leur fondement reste inexprimable, par méfiance envers toute métaphysique ou religion, le champ est libre pour toutes sortes de moralismes et conformismes plus ou moins irrationnels et manipulés.

Il convient ensuite de noter que le choc produit est proportionné à la densité factuelle et donc émotionnelle de l’information diffusée. Dans le cas du malheureux George Floyd étouffé par le genou du policier pesant interminablement sur son cou, la vidéo tournée par un témoin et irrésistiblement relayée a imposé une réalité insupportable et accablante. Des images du meurtre antisémite commis par un musulman africain drogué auraient été encore plus insoutenables, mais les faits sont suffisamment établis pour être absolument révoltants. Les crimes pédophiles qu’il a été reproché au cardinal Barbarin de n’avoir pas dénoncés ont été commis en secret et sont irreprésentables. Leur abomination se manifeste à travers la souffrance des victimes, persistante des années plus tard.

Qu’il s’agisse en effet de viol ou d’homicide, par-delà l’horreur de l’acte, le sort de la victime émeut, parce qu’il est injustifiable. Si elle ne peut plus se plaindre, contrairement à celles et ceux qui ont été agressés par des prédateurs sexuels, des voix s’élèvent en son nom et sont écoutées. Elles demandent qu’à défaut de pouvoir être réparé, le mal fait soit officiellement et solennellement reconnu et que son auteur soit exemplairement stigmatisé, afin que la réprobation soit à la mesure du crime et que devienne possible ce que l’on peut appeler un deuil. La démarche vise à une espèce de délivrance ou de sortie de crise (ce qu’Aristote nommait catharsis), ici par la désignation formelle d’un bouc émissaire. C’est un processus émotionnel et symbolique qui, comme l’a analysé René Girard, ne garantit pas le triomphe de la justice ni la restauration d’une rationalité dans la société.

Ainsi, dans le cas de l’assassin antisémite, son acte a été classé pathologique et non criminel, si bien qu’il n’y aura pas de procès, donc pas d’assomption dramatique permettant la « purgation » qu’opère, selon Aristote, la représentation d’une tragédie. Cette exonération pose plusieurs questions. Qu’est-ce qui rend l’irrationalité irresponsable ? Y a-t-il une différence entre la prison et l’enfermement psychiatrique ? Et n’est-ce pas une forme de démence criminelle que de prendre comme bouc émissaire universel le peuple entier que Dieu a élu pour être son témoin ? Dans l’acharnement judiciaire contre le cardinal Barbarin, il aurait dû être clair dès le début qu’il n’était pas le coupable qu’on pouvait charger de tout le mal et qu’il était même innocent, comme les tribunaux l’ont finalement admis.

Par ailleurs, le problème créé par la brutalité meurtrière du policier américain est loin d’être réglé par le verdict de culpabilité qui a provoqué des manifestations de liesse populaire. Car il faut encore attendre la peine qui sera prononcée plus tard (puisque la tradition anglo-saxonne laisse à des magistrats professionnels le soin de déterminer la sanction dont le jury populaire n’a arrêté que le principe). Il y aura aussi le procès des autres policiers présents, qui auraient pu et dû intervenir. Et puis comment négliger les responsabilités institutionnelles ? Ce policier avait déjà impunément commis des fautes professionnelles de ce genre. Enfin, il n’était pas le premier et il n’est déjà pas le dernier. Car par-delà l’événement médiatisé et les réactions qu’il a déchaînées, il y a le racisme aux États-Unis, et aussi les mouvements woke et cancel qui remettent en cause l’histoire et les « valeurs » nationales.

De telles « affaires » judiciaires ne sont pas de simples « faits divers » impliquant des particuliers, et s’inscrivent dans le cadre de tensions plus profondes et plus complexes, qu’elles relancent et alimentent. Chez l’assassin antisémite, on trouve, en plus d’une pathologie, une radicalisation islamiste et l’intégration ratée d’un jeune d’origine africaine, devenu délinquant, qui a fait de la prison et se drogue… Autant de dysfonctionnements sociaux, et pas seulement individuels et isolés.

L’arrière-plan des poursuites obstinément engagées contre le cardinal Barbarin par des victimes (sans qu’il soit mis en examen !) est bien sûr la lutte contre la pédophilie et les abus sexuels en général. Mais il s’y mêle ce qu’il faut bien appeler de l’anticléricalisme. L’Église a été accusée de « couvrir » des prêtres indignes pour se préserver comme institution, et il a été insinué que le célibat sacerdotal prédispose à des perversions en tout genre — alors qu’on en découvre maintenant dans tous les milieux (comme l’illustre l’« affaire Olivier Duhamel »). 

Les accusations portées contre l’archevêque de Lyon reflètent cependant une autre tendance, plus générale, que l’on pourrait dire antihiérarchique : quand une faute est commise au sein d’un organisme quelconque, on incrimine jusqu’à son dirigeant le plus haut placé. C’est parfois justifié, mais si c’est systématique, on voit ressurgir là l’hydre de l’anarchie qui décompose le tissu social au profit d’autonomies individualistes et irresponsables. 

Dans toutes ces « affaires », lorsque les tribunaux sont appelés à trancher alors que les enjeux dépassent le cas particulier, ils le font non pas en fonction des passions attisées dans l’opinion publique mais selon la rationalité du droit. C’est précieux et à respecter, même si cette logique et la façon dont elle est interprétée et appliquée peuvent être contestées, même si le jugement ne règle pas tous les problèmes. La justice des hommes n’est pas infaillible. Celle de Dieu n’efface pas davantage le mal instantanément. Elle en libère sans l’esquiver, rien qu’en ne le perpétuant pas. Le cardinal Barbarin en témoigne. Il ne se plaint pas d’avoir été injustement accusé mais a dit, rapporte-t-on, continuer de prier pour ses accusateurs, parce qu’à l’origine et au fond, « ce sont eux les victimes, et pas moi ».

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