L'homme d'aujourd'hui est sensible à la dimension de miséricorde de l'être et de l'agir de Dieu. Durant certaines époques passées, la spiritualité insista tellement sur la justice divine que beaucoup se détournèrent de la religion, estimant que cette voie était trop raide pour eux, trop abrupte eu égard à leur sentiment de culpabilité et à leur conviction de « n'être pas à la hauteur ».
Heureusement, sainte Thérèse de Lisieux et sainte Faustine vinrent rappeler au peuple chrétien que l'attribut de la miséricorde l'emportait en Dieu sur celui de Sa justice. Mais est-ce à dire que Dieu fait fi de toute exigence envers Sa créature, que les notions de bien et de mal sont abolies, que l’appel à la sainteté est facultatif ? Non, évidemment.
Sous le régime de la miséricorde divine, l'homme est plus que jamais invité à faire le bien et à rejeter les pratiques mauvaises, contraires à la charité. En effet, la miséricorde consiste pour Dieu à se pencher sur la misère et le mal qui frappent les hommes. Ainsi, loin d'être une vertu divine qui nous ferait percevoir le monde avec des lunettes roses, la miséricorde divine met au contraire en relief les maux qui défigurent la Création. Vu au travers de son prisme, le monde apparaît avec ses aspérités mortifères. La spiritualité qui découle de la dévotion à la Miséricorde divine n’est pas une école d’évasion. Le recours à la compassion du Seigneur s'accompagne d'un devoir de vérité et de lucidité sur notre situation comme sur celle de la réalité extérieure. De même que la miséricorde n’est jamais condescendante pour la personne qui en bénéficie, de même n’édulcore-t-elle jamais le mal dont celle-ci est la victime ou bien la responsable.
Ne pas vouloir regarder le mal en face et refuser de lutter contre lui, directement ou avec l’aide de Dieu, constituent deux obstacles à la mise en pratique de la miséricorde. Celle-ci n’est pas un sentiment, une pitié sans effet, mais un principe actif, à l’image de la Miséricorde divine qui, dans la Pâque de Jésus, a payé le prix fort pour nous sauver. De la sorte, vérité et miséricorde marchent-elles de concert. En effet, comment pourrions-nous porter secours à notre prochain si nous restons aveugles devant le mal qui le détruit ? Et pour ce qui nous concerne, comment en appeler à Dieu si nous refusons de voir notre péché ? Si nous voulons que Dieu ne nous traite pas comme des adolescents attardés, ou des assistés incapables, commençons par nous comporter en adultes à l’égard de nous-mêmes en appelant un chat un chat, en ayant le courage de reconnaître nos erreurs et nos fautes contre la charité. Ainsi seront réconciliés en nous justice et appel à la miséricorde.
Car de nos jours, ce n’est pas la peur de la rigueur divine qui fait obstacle à l’appel à la Miséricorde divine, mais plutôt le laxisme moral et le relativisme. L’homme postmoderne ne discerne plus très bien sa droite de sa gauche, comme les habitants de Ninive dans le livre de Jonas (Jon, 4, 11). Pour corriger ce travers, il est nécessaire que l’annonce de la compassion de Dieu aille de pair avec le rappel de Sa sainteté. Par exemple, par commisération, nous n’avons pas le droit de pousser un malade incurable au suicide assisté. La Miséricorde divine est un principe actif qui ne se contente pas de s’apitoyer sur nos malheurs, mais nous en délivre. Afin d’intégrer cette vérité, l’homme d’aujourd’hui devra préalablement reconnaître la toute-puissance de Dieu, ainsi que le sens du bien et du mal.
Pari passionnant que celui d’enseigner à ceux qui ont perdu le sens du bien et du mal les exigences de la Miséricorde divine avec… miséricorde
Là aussi, la corrélation entre miséricorde et sainteté-vérité est un défi pour affiner et purifier le sens religieux des consciences de nos contemporains. Vaste programme que celui d’enseigner de nouveau la sainteté de Dieu sans faire fuir des hommes au sens moral et religieux émoussé ! À cette fin, il s’agira de leur peindre avec doigté un Dieu à la fois compatissant et exigeant, tout en évitant de nous aliéner les esprits en Le leur présentant en Jupiter menaçant et colérique ! Pari passionnant que celui d’enseigner à ceux qui ont perdu le sens du bien et du mal les exigences de la Miséricorde divine avec… miséricorde — pari dont l’enjeu n’est rien moins que la libération du mal et la jouissance de la vie éternelle !
Enfin, il ne faudrait pas que la vérité apparaisse, dans le binôme qu’elle forme avec la miséricorde, comme l’élément désagréable et uniquement préposé à éclairer les situations négatives. La vérité, c’est aussi la révélation de ce qu’est Dieu en son Être profond. Or en Lui-même, Il est miséricorde.
Deux passages célèbres, tirés de l’Écriture sainte, sont l’illustration de cette affirmation. Dans l’Exode, Dieu consent à révéler Son mystère à Moïse, mais de dos : « Il passa devant Moïse et proclama… » (Ex 34, 6-7). Cette révélation vient après une première théophanie qui mettait l’accent sur la toute-puissance divine (« Je suis Celui qui suis ») et la présence de Dieu à Son peuple (Ex 3, 13-15). Or, dans cette seconde révélation, Dieu se dévoile non seulement comme Dieu de tendresse, mais aussi de miséricorde, de pardon et d’amour. Cette révélation (appelée « formule de grâce ») est plus importante que la première parce qu’elle fait suite à la promesse de Dieu de révéler Son Nom à Moïse. À son sujet, deux faits significatifs sont à signaler. Le premier, c’est que cette révélation fait suite à l’épisode du veau d’or. Dieu se révèle de la sorte comme Celui qui pardonne les fautes de Son peuple. Ensuite, cette seconde révélation est l’unique passage de l’Exode où Moïse se prosterne devant Dieu, ce qu’il n’avait pas fait devant le buisson ardent. C’est bien devant la Vérité de la miséricorde que le libérateur d’Israël adore Dieu. C’est bien en elle qu’il a reconnu l’Être divin.
Le second exemple illustrant la vérité de la miséricorde comme attribut principal de Dieu est tiré de l’évangile de Luc. Dans l’épisode de la résurrection du fils de la veuve de Naïm (Lc 7, 11-17), l’évangéliste nomme Jésus « Seigneur » pour la première fois dans son récit (à l’exception des anges la nuit de Noël). Et il le fait en mentionnant sa compassion à l’égard de la veuve : « En la voyant, le Seigneur fut saisi de compassion pour elle ». Or, « Seigneur » est la traduction grecque du Nom imprononçable de Dieu dans la langue hébraïque. Aussi, pour Luc, donner ce titre à Jésus à l’occasion de cet épisode revient à définir, à travers le Fils de David, l’Être divin comme Miséricorde. Pas de miséricorde sans vérité, mais aussi pas de vérité sans miséricorde puisque cette dernière est la Vérité de Dieu !