Cela s’est passé lors de matines de Pâques. Pas celles qui ont permis de sauver tant bien que mal un peu de nuit pascale, mais de très anciennes matines, à une époque où on craignait plus le péché et ses conséquences que les virus et les maladies. C’était un matin de Pâques autour de l’an 900 et la plupart des Français l’ont oublié. Évidemment, au regard de la Résurrection du Christ, c’était un événement minuscule. C’était d’ailleurs seulement pour mieux célébrer la Résurrection que cela se produisit. À l’époque, ce qu’on n’appelait pas encore la culture n’avait pas d’autre ambition que d’être au service du culte. Cet événement inaperçu est la naissance du théâtre français : une autre résurrection, celle d’un théâtre qui ne soit pas divertissement et spectacle comme à Rome, mais cérémonie religieuse comme à Athènes.
« Trois femmes barbues qui traversent à pas lents la nef de l’église… Telle fut vraisemblablement la première représentation théâtrale en France » écrit Bernard Faivre, spécialiste du théâtre médiéval. On appelle cela un jeu liturgique ; l’Église l’institua pour donner un corps et un espace à l’Évangile. Une autre manière de rappeler que le Verbe se fait chair, en somme.
Le premier de ces jeux liturgiques est « la visite au sépulcre » et, comme on l’a dit, il eut lieu lors de matines de Pâques. Les trois femmes barbues qu’évoque Bernard Faivre sont des moines : ils assument les rôles de Marie-Madeleine, Marie mère de Jacques, et Salomé. Chacun porte une petite boîte dans la main, comme les saintes femmes qui allèrent embaumer le corps de Jésus avec les parfums qu’elles avaient achetés. Arrivés près d’un autel dont la croix a été ôtée, ils s’adressent à un jeune clerc vêtu de blanc comme dans l’Évangile. — Quem quaeritis ? (« Qui cherchez-vous ? »), leur demande le clerc. Il prend alors un voile dans le tabernacle vide, le brandit et le montre à tous. Le chant s’élève Alleluia, resurrexit, paroles qui vont être répétées en chœur, suivi du son des cloches qui retentissent.
La première représentation théâtrale française fut donc une excroissance liturgique, comme pour exprimer un trop plein de joie devant la Résurrection. L’art scénique renaît en ce lieu où une communauté fait de quelques signes simples la matière d’une action de grâce. Il y aurait bien des leçons à tirer, tant pour les hommes de théâtre que pour les liturgistes, de cette proximité originelle entre la scène et l’autel, ces deux lieux surélevés où un absent se rend présent : par le pouvoir de l’illusion pour le comédien jouant un personnage, par transsubstantiation pour l’hostie consacrée.
Pour dénoncer des pratiques liturgiques jugées trop ostentatoires, certains disent parfois : « On n’est pas au théâtre. » Ils ont parfaitement raison, à condition de préciser ce qu’ils entendent par théâtre. Si cela signifie que le Christ substantiellement présent qui se donne à manger dépasse infiniment tous les plus grands comédiens, dont on admire pourtant « la présence », on ne peut qu’approuver. Si cela suggère que l’élévation d’une miette de pain tire son sublime d’un refus apparent des critères de l’esprit du monde, on acquiesce encore. S’il s’agit de refuser que la messe se modèle sur la société du spectacle, qui impose un curé animateur, une chorale plus proche des Claudettes que des chérubins, et des lecteurs accentuant lourdement les mots jugés importants, on adhère sans réserve à cette liturgie sans « théâtre ».
Toutefois, à ce compte-là, le théâtre non plus n’est pas « du théâtre », tant le metteur en scène digne de ce nom traque les acteurs cabotins, les gestes inutiles, les surenchères visuelles purement décoratives et les bandes-son qui s’éternisent pour le seul plaisir des musiciens. C’est pourquoi les représentations théâtrales — qui ont dès le Moyen Âge pris leur autonomie en sortant des églises — demeurent des exemples instructifs pour la célébration de la messe. Le lien originel de l’autel avec la scène peut aider à ne pas oublier la valeur d’un geste précis, la richesse symbolique d’un objet, le sens d’une parole dont chaque mot est pesé, l’attention à la justesse du rythme et des déplacements. Tout cela n’est d’ailleurs qu’une manière de prendre pleinement en compte l’Incarnation, c’est-à-dire la sanctification du corps, de l’espace, du temps, de la matière, de la voix.
La référence au théâtre rappelle aussi, a contrario, les méfaits de l’approximation, les risques de l’improvisation, l’inanité du commentaire interrompant la prière, les confusions toujours possibles entre la gravité et le pompeux, entre le joyeux et l’hystérique, entre le mouvement et l’agitation, entre la ferveur et l’excitation. Qui prétendrait sérieusement qu’une pièce de Racine gagnerait à ce que le comédien modifie le texte, estropie certains vers, imite Patrick Bruel jusqu’à se « casser la voix », reformule ce qu’il juge obscur, fasse des pauses pour expliquer ou tente une blague pour détendre l’atmosphère ? On ne peut que s’étonner que bien des textes profanes soient proclamés avec plus de ferveur sobre que les paroles du Christ qui sauvent le monde.
Tout de même, me dira-t-on, on n’est pas au théâtre ; admettez au moins que la participation active des fidèles demandée par Vatican II est bien différente de l’état de spectateur. Je le reconnais volontiers, mais peut-être pas dans le sens le plus communément admis. Mettant en garde contre une vision réductrice, Benoît XVI rappelait que la « participation active » était plus que tout une disposition intérieure. Parmi les moyens de bien participer à l’Eucharistie, il indiquait notamment le jeûne et la confession préalables ! En ce sens, le fidèle se distingue en effet du spectateur : rares sont les théâtreux qui se confessent avant d’aller à la comédie. Certains prêtres du XVIIe siècle leur auraient même plutôt conseillé de se confesser après…
Résumons-nous. Oui, l’Eucharistie dépasse tous les spectacles, l’autel surpasse toutes les scènes, la présence réelle du Ressuscité du matin de Pâques rend dérisoires tous les effets appuyés pour la surjouer. Néanmoins, s’il est bon de ne pas oublier que le théâtre est né du jeu liturgique, il est également fructueux de ne pas négliger ce que la liturgie peut réapprendre grâce à l’art théâtral. En ces jours qui fondent la foi en la résurrection éternelle de la chair, qu’on nous permette une brève action de grâce pour la résurrection médiévale de la scène.