Le pape François a bien choisi sa date. En publiant le 25 mars sa lettre apostolique à l’occasion du septième centenaire de la mort de Dante, Candor lucis æternæ — « Splendeur de la lumière éternelle », il rappelle clairement que l’Annonciation, premier jour de l’Incarnation, fut aussi « la source inspiratrice de l’œuvre la plus célèbre du Poète, la Divine Comédie ». Ainsi cite-t-il dès le deuxième paragraphe la prière à la Vierge que Dante fait dire à saint Bernard : « Dans ton ventre se ralluma l’amour,/ dont la chaleur parmi l’éternelle paix/ fit germer de la sorte cette fleur » (Paradis, XXXIII, 7-9). Comme les pères de l’Eglise et comme les peintres, le poète présente l’Annonce de l’Ange comme le moment précis où l’Eternité entre dans le temps.
Comme de juste dans une lettre apostolique, François commence par s’inscrire dans la continuité de ses prédécesseurs. Cela nous vaut un riche résumé des enseignements tirés de Dante par les papes des cent dernières années, depuis l’encyclique de Benoît XV pour le sixième centenaire (qu’on lira d’ailleurs intégralement avec intérêt). On apprend au passage que Paul VI remit en cadeau un exemplaire illustré de la Divine Comédie à tous les pères conciliaires à la clôture de Vatican II. De Benoît XV, outre l’affirmation insistante que Dante est un fils que nul ne devrait disputer à l’Église, François retient surtout deux choses. La première est qu’offrir son cœur et son esprit à Dieu n’ampute pas l’intelligence, mais lui donne au contraire des ailes plus amples. La seconde est que le but de Dante, est « d’arracher les mortels à leur condition misérable, celle du péché, pour les conduire à l’état de bonheur ». Le bonheur en Dieu est bien le terme de ce long poème en trois parties, qui part de l’Enfer, traverse le Purgatoire et s’achève au Paradis.
Chez Paul VI, François met également en avant la force « pratique et transformatrice » du poème. La beauté de l’œuvre ne vise pas seulement une jouissance esthétique ; le long cheminement de Dante vise à « changer radicalement l’homme, pour le conduire du désordre à la sagesse, du péché à la sainteté, de la misère au bonheur, de la contemplation effrayante de l’enfer à la contemplation béatifique du paradis ». Cela se fait, ajoutait Paul VI, dans un humanisme intégral qui reconnait et exalte toutes les valeurs humaines, loin d’une fausse contemplation qui anéantirait les réalités terrestres. Jean-Paul II, en inaugurant une exposition Dante au Vatican en 1985, souligna à nouveau ce point, qui fonde la justesse théologique du poème : la communion entre Dieu et l’homme ne rogne rien ni en l’homme ni en Dieu. Dante sait faire en sorte que « le poids de l’humain ne détruise pas le divin qui est en nous, et que la grandeur du divin n’annule pas la valeur de l’humain ».
Il révèle à ses lecteurs que le point de départ de tout itinéraire existentiel est le désir, inscrit dans l’âme humaine, et que le point d’arrivée, le bonheur, est donné « par la vision d’Amour qui est Dieu »
Benoît XVI, enfin, dans Deus Caritas est, cita les vers de la vision béatifique finale du Paradis :
Rendant un hommage ému à la façon dont le regard de Dante avait su distinguer une chose totalement nouvelle, il livrait ce beau commentaire : « En réalité, la perception d’un visage humain — le visage de Jésus-Christ — , qui apparaît à Dante dans le cercle central de la Lumière , est encore plus bouleversante que cette révélation de Dieu en tant que cercle trinitaire de connaissance et d’amour. »
François, quant à lui, suit deux fils principaux : Dante est un « prophète d’espérance » ; La Divine Comédie est le « paradigme de tout voyage authentique ». « Pèlerin pensif » exilé de sa ville de Florence, le poète vit surtout un exil intérieur qui ne peut trouver son terme qu’en Dieu. Il révèle à ses lecteurs que le point de départ de tout itinéraire existentiel est le désir, inscrit dans l’âme humaine, et que le point d’arrivée, le bonheur, est donné « par la vision d’Amour qui est Dieu ». Le poète latin Virgile, figure de l’Antiquité préchrétienne et guide de Dante à travers Enfer et Purgatoire, lui indique le but dès le premier chant :
En somme, le bonheur est l’autre nom de Dieu. Le péché est avant tout ce qui nous prive de ce bonheur en nous éloignant de Dieu. Bien souvent, il consiste seulement à confondre une étape avec l’arrivée. Si Dante est « prophète d’espérance », c’est notamment parce que, même chez les êtres les plus abjects, il sait percevoir « une étincelle de désir de plénitude ». Du Purgatoire, le roi Manfred s’écrie :
Et l’empereur Trajan se trouve au Paradis pour un geste de charité envers une veuve.
À travers les nombreux personnages rencontrés entre Enfer et Paradis, Dante met donc en évidence la liberté fondamentale qu’a chaque homme de se tourner vers le Père. Béatrice, la femme aimée dont le prénom lui-même oriente vers la béatitude, le lui rappelle :
Cette volonté libre donne une portée éternelle à chacun de nos gestes quotidiens. La liberté n’est pas une fin en soi ; elle est un moyen de s’unir pleinement à Dieu. Dans cette union béatifique qui clôt l’œuvre, c’est encore l’Annonciation que François discerne comme source. Le passage renvoie en effet à l’admirabile commercium des pères de l’Église, «le prodigieux échange par lequel, alors que Dieu entre dans notre histoire en se faisant chair, l’être humain peut entrer avec sa chair dans la réalité divine symbolisée par la rose des bienheureux ».
Cet hymne à l’Incarnation amène logiquement François à souligner le rôle éminent des femmes dans La Divine Comédie : Béatrice, symbole d’espérance, sainte Lucie, image de la foi, et plus encore Marie, « figure de la charité », étoile du matin qui permet au poète de sortir de la forêt obscure, et aussi visage humain qui « au Christ ressemble le plus » (XXXII, 85-87). François n’oublie pas enfin le saint auquel il a emprunté son prénom pontifical et son insistance sur la pauvreté évangélique, qu’il n’hésite pas à rapprocher de Dante : même volonté de prêcher au-delà des limites habituelles, puisque saint François va sur les chemins et que Dante écrit son poème « dans la langue de tous » ; même « ouverture à la beauté et à la valeur du monde des créatures ».
Dante était d’autant plus capable de chanter la sainteté de saint François d’Assise, dit le Pape, que son poème regardait la terre depuis le ciel. Aussi voyait-il immédiatement la beauté de dame Pauvreté, par opposition à la médiocrité de ceux qui s’attachaient aux biens. Sur ce point, il se pourrait que le pape François ait une nouvelle fois en tête la fin de la Femme pauvre de Léon Bloy, quand il évoque, avec Dante, « l’événement par lequel sa conformité au Christ, pauvre et crucifié, trouve l’extrême et divine confirmation, la marque des stigmates ».
À l’issue de cette traversée de la vie et de l’œuvre du poète, François invite non seulement à lire Dante, mais à se mettre à son écoute, voire à se faire ses compagnons de voyage. Il félicite et encourage plus spécialement les professeurs, les étudiants et les artistes, ajoutant que ce patrimoine demande encore à être rendu accessible au-delà des enceintes scolaires et universitaires. On est tenté d’ajouter que si La Divine Comédie était étudiée dans ces enceintes, ce serait déjà beaucoup. De fait, si les professeurs ne transmettent pas les vers de Dante, qui le fera à leur place ? Benoît XV, lui aussi, finissait son encyclique par le monde de l’école, faisant une remarque que François n’a pas gardée. Elle ne semble pourtant pas inutile, puisque Dante affirme dans son poème la nécessité, pour éclairer les consciences obscurcies, de « gratter là où est la gale » (Paradis, XVII, 124-129) :
Sans doute l’appel ne fut-il pas assez entendu en 1921. Cent ans plus tard, tous les fidèles sont à nouveau invités à se nourrir des vers de Dante, aide précieuse pour passer du péché à la sainteté. Face à la tentation de parcourir le chemin du poème à rebours, en s’éloignant du Paradis de La Divine Comédie pour rejoindre l’Enfer balzacien de la Comédie humaine, Dante est un « prophète d’espérance » à ne pas négliger. Son voyage à lui ne mène pas au bout de la nuit, mais à « l’amour qui meut le soleil et les étoiles » (Paradis, XXXIII, 145).