À la suite d’un échec professionnel, l’écrivain-voyageur Édouard Cortès résume le choix qui s’est présenté à lui : la corde ou la vie. Dans son récit “Par la force des arbres”, il raconte d’une plume poétique et puissante sa traversée du désert et l’appel de la forêt. Entretien.
Après plusieurs années à s’occuper d’un troupeau de brebis dans le sud-ouest, Édouard Cortès s’effondre quand il est contraint de tout vendre en 2018 : l’affaire n’est plus rentable. La perte de sens l’aspire, mais son instinct d’homme d’aventure se lance dans la plus difficile de toutes. Cette année-là, il part trois mois vivre dans un ermitage, laissant femme et enfants, qu’il voit seulement le dimanche.
Au beau milieu d’une forêt du Périgord, qu’il connaît bien, Édouard Cortès s’enfonce en lui-même pour y chercher la vie au sommet d’un arbre : son salut, son tuteur et son prince. “Il me semble que je me porte mieux en imitant mon chêne. Avancer comme un arbre par les extrêmes, en poussant, au plus haut niveau de soi, le chagrin et la joie”, écrit-il. Sa cabane, ainsi perchée entre les étoiles et la terre, rejette peu à peu l’ombre du suicide qui l’envahissait. Avec authenticité et force d’âme, l’auteur partage son histoire, sa conversion et sa (re)découverte de la Création.
Aleteia : Votre livre parle-t-il de la victoire de la nature sur la vie moderne ou plutôt, de la résurrection d’un homme ou est-ce l’histoire d’un combat ?
Édouard Cortès : C’est le combat d’un homme pour faire rejaillir la sève en lui mais aussi un hommage à la figure de l’arbre, maître de vie dans la nature et la forêt. L’idée du recours à l’arbre contre la modernité — des racines sur la terre, des rameaux vers le ciel — est très juste parce qu’un des grands malaises de notre société est la perte du royaume intérieur, son incapacité au silence et à faire marcher sa petite musique intérieure. Saint-Exupéry avait une très belle formule pour décrire les arbres, il disait qu’ils étaient “la jonction entre le ciel et nous, entre les étoiles et la terre”.
Bien de nos douleurs modernes que l’on appelle dépression ou burn-out sont peut-être mal définies, l’acédie serait un mot plus juste et dit mieux cette perte de sens et de souffle de l’âme.
Mon livre a plusieurs dimensions, la puissance de la nature et le recours qu’elle constitue pour un homme. Comment, chagriné par la modernité, par les tracas des hommes, la nature me sauve-t-elle et fait-elle rejaillir quelque chose de nouveau ? Cela passe beaucoup par l’émerveillement. Au-delà de la figure allégorique de l’arbre, maître et remède à la post-modernité, l’arbre est le symbole de la vie. Dans mon ouvrage, qui se situe entre l’introspection, l’essai philosophique et le petit traité d’amoureux de la nature, j’ai essayé de garder une tension face à la mort, celle qui m’a habité lors de mes dernières années agricoles, afin d’expliquer comment on réagit face à elle. J’ai donc abordé le thème du suicide même si la question est épineuse chez les catholiques. Nous, chrétiens, plaçons l’espérance en Dieu. Mais nous ne sommes pas étrangers à la perte de l’espérance, ni au sentiment que Dieu puisse disparaître à un moment, de manière intellectuelle ou sensible. Bernanos l’a très bien décrit et j’ai l’impression d’être aussi passé par là, par une perte d’espérance et de foi, ce que les anciens appelaient l’acédie. Nombre de nos douleurs modernes que l’on appelle dépression ou burn-out sont peut-être mal définies. L’acédie serait un mot plus juste pour évoquer cette perte de sens et de souffle de l’âme.
On sent une liberté grandissante en vous tout au long des trois mois qu’a duré votre ermitage. Est-ce ainsi que l’on trouve sa juste place, sa véritable place, débarrassé de son ego ?
La modernité a mis l’homme sur un piédestal. Et en ce sens, retrouver sa place dans la nature influence l’ego. Mais cela pose aussi la question de notre ajustement. J’évoque le fait que l’on oscille entre la prédation de la nature et son adoration, sans parvenir à trouver notre place entre l’homme-dieu et l’homme-bête — la sagesse est au milieu. Ce que j’ai vécu comme une crise de milieu de vie a été l’occasion sans doute de trouver ma place au milieu des arbres et des hommes. Saint Bernard disait qu’on trouve bien plus de sagesse dans la nature que dans une bibliothèque. Évidemment, cette expérience part d’abord d’un élan amoureux pour la merveille naturelle, pour les forêts, pour les arbres. Mais, au-delà, il s’agit aussi de trouver une juste place : “Suis-je dans la forêt ou de la forêt ?”. À la fin de mon expérience, j’ai vraiment eu l’impression d’être de l’arbre, d’être de la forêt. Je me suis alors tellement senti appartenir au règne du vivant que j’ai retrouvé goût à la vie.
Vous laissez transparaître des sentiments d’échec, de honte mais aussi de culpabilité à ne pas réussir à être heureux avec votre famille au point parfois de vouloir mourir. Un sentiment que beaucoup partagent en cette crise sanitaire. Comment avez-vous réussi à les évacuer ?
L’échec, la perte de confiance, l’acédie et la perte de souffle ont pris toute la place parce que je vivais un désamour de moi-même, une désagrégation, à la suite de mon échec agricole. Mon idéal quasi chevaleresque était déçu, j’étais une sorte de chevalier errant qui devait fendre l’armure. J’aime cette citation d’Einstein : “Un homme qui ne sait plus s’émerveiller a pratiquement cessé de vivre”. En montant dans mon arbre, en retrouvant l’émerveillement dans les petites choses, j’ai retrouvé une force de vie. Je rends grâce aux forêts de m’avoir redonné le goût de la vie. En tant que catholique on n’a pas le droit à la dépression, aux pensées suicidaires, car nous croyons à la vie et à Celui qui donne la vie. Et quand l’idée de la vie disparaît, éveiller ses sens est un bon recours, car la merveille nous réconcilie avec la vie. Cela peut aussi passer par le regard, la musique.
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Nous vivons actuellement une acédie de société : l’espérance de vie se confond avec l’espérance de la vie et cela nous fait à mon avis souffrir. Ce qui est supérieur à la conservation de la vie est la vie de l’Esprit et celle de l’âme. On nous fait croire qu’on peut vivre avec des biens essentiels ou non essentiels. Quand je pars faire une retraite, j’ai accès à ce qui a été considéré comme non-essentiel : le silence, l’émerveillement, la nature, la beauté du monde. Tout cela a permis le sursaut dont j’avais besoin, pour l’être profondément libre dont j’essaye de suivre la voie. On parle beaucoup du retour à la nature, mais nous sommes hyper connectés. Et la technologie peut être un frein à la vie de l’esprit. Je me suis profondément réconcilié avec la vie en allant au milieu du vivant.
Le fait d’avoir laissé un autre regard, celui de la nature, de Dieu, se poser sur vous vous a-t-il sauvé ?
Quand le chrétien perd l’idée du Créateur, un bon moyen de la retrouver est d’aller au cœur de la création. Il y a en elle des manières de voir qu’il existe un Créateur. Quand, de mon lit mezzanine, je regardais à travers la fenêtre du toit et voyais les étoiles, c’était une vision magnifique. Je me réconciliais avec le cosmos, dans l’infiniment petit et l’infiniment grand, je touchais au fait qu’il y ait une puissance supérieure. Le patriarche Bartholomé, dont le pape François s’est inspiré pour Laudato Si’, rappelait qu’”une des crises majeures est d’avoir coupé les liens avec la nature et la création, nous faisant perdre le sens de notre petitesse dans la nature”. Dans la forêt j’ai retrouvé ma place et l’espérance et dans le bruissement des feuilles j’ai compris celle du Créateur.
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Quand je vais sur ma terrasse, j’ai vraiment l’impression d’avoir un balcon sur la beauté du monde. Ce ne sont pas les merveilles qui manquent à notre quotidien mais notre œil qui manque à la merveille. Les arbres sont d’une grande aide, ils sont ces êtres qui, traversant les tempêtes des existences et des siècles, se tiennent enracinés, debout, toujours prêts à rejaillir au printemps, avec la viridité dont parle sainte Hildegarde, cette puissance que nous avons en nous. Je suis parti dans mon arbre pour boire la sève de la vie et me redresser avec lui. Il n’a pas été un thérapeute mais un maître qui donne à penser et à voir le monde.
Vous avez paradoxalement retrouvé votre place dans la vie, dans la société, en décidant de la quitter pour la forêt. Quel message souhaiteriez-vous adresser à celles et ceux qui s’interrogent encore ?
Aux arbres, nos meilleurs compagnons ! Ils savent aller dans les noirceurs de la terre, dans leurs racines — leur intériorité — dans ce qu’elles ont de meilleur ou de ténébreux, n’ayant pas peur de s’y plonger pour rejaillir dans la lumière. La forêt est une petite patrie, je me suis fait sujet de mon arbre. Mon monde s’écroulait et je me suis réfugié dans un royaume sylvestre, qui était aussi une allégorie du royaume intérieur que j’ai du mal à trouver dans l’agitation monde, avec les mails, le téléphone.
Par la force des arbres, d’Édouard Cortès, éditions Équateurs, octobre 2010, 18 euros.
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