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Comment concilier propriété privée et destination universelle des biens ?

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Jean-Yves Naudet - publié le 02/03/21
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La propriété privée est légitime, mais elle doit contribuer à la destination universelle des biens, qui est aussi de droit naturel. L’homme est en conséquence moralement tenu d’user de tout ce qu’il possède comme un bon intendant, en recherchant toujours le bien commun.La question de la propriété privée est un thème très présent tout au long des encycliques sociales depuis Rerum novarum (1891), mais il faut remonter à une origine plus lointaine pour trouver les fondements du raisonnement. Toute l’explication se trouve déjà chez saint Thomas d’Aquin et c’est en partant de là que l’on peut comprendre les éléments sur lesquels les pontifes successifs se sont appuyés.

Les biens sont destinés à tous

L’idée essentielle est que la propriété privée est légitime, qu’elle est conforme au droit naturel et qu’en même temps Dieu a créé la terre et tous les biens de la terre pour tous les hommes : c’est ce que l’on appelle « la destination universelle des biens ». Les biens de la terre sont destinés à tous et cela aussi est de droit naturel. L’Église considérera même que les autres droits, y compris celui de propriété privée, doivent lui être subordonnés.

Donc toute la question est de savoir si on peut et comment concilier propriété et destination universelle des biens. La plupart des idéologies n’ont mis l’accent que sur l’un ou l’autre des deux éléments, en les opposant comme s’ils étaient contradictoires. Ainsi, soit on laisse tomber la destination universelle des biens au nom de la défense légitime du droit de propriété. Pour caricaturer, on pourrait dire que c’est la thèse ultra individualiste. Soit on met en avant la destination universelle des biens et pour la réaliser on gomme la propriété privée : c’est ce que l’on trouve par exemple dans les thèses marxistes et leurs applications en Union soviétique et ailleurs. Tout le discours de l’Église, comme toujours, a été de régler le problème par le haut en essayant de concilier les deux et non pas de les opposer pour en supprimer une partie. La propriété privée n’est donc pas délégitimée, mais elle trouve sa vraie finalité en contribuant à la destination universelle des biens. Tout cela est déjà très clairement décrit chez Thomas d’Aquin et notamment, dans la Somme théologique (IIa IIae), à la question 66 qui s’intitule « Le vol et la rapine », dans l’article 2, qui est au cœur de notre sujet : « Est-il licite de posséder en propre un de ces biens ? » Après les objections, la réponse est qu’il faut tenir compte de deux éléments : premièrement, le droit de l’homme de posséder des biens ; deuxièmement, le fait que les biens sont destinés à tous.

La propriété : trois arguments de raison

Saint Thomas d’Aquin reprend Aristote et donne trois arguments pour expliquer et justifier la propriété privée. Il s’appuie avant tout sur la raison et donc sur la philosophie, sur le droit naturel et cela veut dire en particulier qu’il va utiliser l’essentiel de l’argumentation d’Aristote, même si ensuite Thomas apporte aussi le couronnement de la foi, de l’Écriture sainte. Mais, comme toujours chez lui, la raison est le premier élément d’explication, ce qui justifiera plus tard que les encycliques sociales, depuis Jean XXIII, soient aussi adressées « aux hommes de bonne volonté », et pas seulement aux croyants, car tous ont en commun la raison.

C’est un argument emprunté à Aristote : on gère mieux ce qui nous appartient en propre et, a contrario, quand un bien est commun à tous ou à plusieurs on se repose sur les autres.

Le premier et l’argument le plus important, c’est que chacun donne à la gestion de ce qui lui appartient en propre des soins plus attentifs qu’il n’en donnerait à un bien commun à tous ou à plusieurs. L’idée qui est implicite, en termes économiques, c’est ce que l’on appelle « l’élément d’exclusivité ». Le propriétaire a un droit exclusif sur le bien, son usage, ses fruits, et donc il va subir les conséquences de sa gestion. S’il gère mal son entreprise ou son exploitation agricole, elle perd de la valeur, elle portera peu de fruits et donc il est ainsi incité à bien la gérer. En effet, s’il gère bien cette entreprise ou cette propriété, elle portera des fruits et le capital lui-même fructifie et progresse. C’est un argument emprunté à Aristote : on gère mieux ce qui nous appartient en propre et, a contrario, quand un bien est commun à tous ou à plusieurs on se repose sur les autres. Saint Thomas donne l’exemple d’une maison où il y a plusieurs serviteurs : chacun laisse les autres faire le travail à sa place. Dans la théorie économique du XXe siècle, on appelle cela le « passager clandestin ». Les étudiants comprennent très bien, par une image simple, de quoi on parle : quand un groupe de quatre personnes doit faire un exposé, il y en a souvent trois qui travaillent et le quatrième qui ne fait rien, mais qui est sûr de récolter la même note que les autres, ce qui finira par les décourager et ce qui est injuste.


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Le deuxième argument, c’est qu’il y a plus d’ordre dans l’administration des biens avec la propriété privée, parce que chacun s’occupe de son affaire, de son bien et pas du bien du voisin. Donc il n’y a pas de confusion et la société est ordonnée, chacun s’occupant de ce qui lui appartient, au lieu de se mêler des affaires d’autrui. Le troisième argument, c’est l’argument de la paix. La paix entre les hommes est mieux garantie, parce que chacun sait ce qui lui revient, ce qui lui appartient, et donc les litiges sont moins importants que si les choses étaient en indivision, ce qui serait au contraire source de conflits fréquents.

Les arguments de l’Écriture sainte

À ces arguments de raison, saint Thomas d’Aquin ajoute un argument de foi : il considère un des dix commandements : « Tu ne désireras pas le bien d’autrui » et, dans le même esprit, la plupart des textes ultérieurs s’appuieront sur : « Tu ne voleras pas » pour justifier la propriété. En effet, dire qu’il y a une faute morale à prendre le bien d’autrui, c’est affirmer implicitement qu’autrui avait un droit légitime à le posséder. Sinon, il n’y aurait pas de faute à le prendre. Ce sont là donc les arguments en faveur de la propriété, tirés de l’Écriture, qui viennent s’ajouter aux arguments de raison.

Propriété et « question sociale »

Léon XIII reprendra ces arguments comme tous les papes après lui. D’emblée, il défend la propriété. Ce qui est frappant, c’est que dans Rerum Novarum (RN, 1891), qui est une encyclique sur la condition des ouvriers, sur la question sociale au XIXe siècle, Léon XIII, avant même d’aborder en détail la façon de lutter contre la misère ouvrière, contre les conditions de travail inhumaines, contre le salaire trop faible, contre l’interdiction des syndicats, etc., pose une question préalable : l’intertitre qui figure maintenant dans Rerum Novarum la décrit ainsi : « La proposition socialiste (il faut entendre « marxiste » à cette époque), de supprimer la propriété privée — ses conséquences funestes ».

Supprimer la propriété pour résoudre la question sociale serait une erreur gravissime.

Ainsi, supprimer la propriété pour résoudre la question sociale serait une erreur gravissime. Léon XIII, prenant en compte la misère ouvrière et alerté notamment par les « catholiques sociaux », reconnaît dans Rerum Novarum qu’il y a un vrai problème avec la question sociale. Or à ce problème on apporte souvent, depuis quelques dizaines d’années, notamment depuis le Manifeste communiste de Marx et Engels en 1848, une réponse radicale et idéologique : la misère ouvrière viendrait de l’exploitation du prolétariat par les capitalistes et cette l’exploitation viendrait elle-même de la propriété privée, qualifiée de « bourgeoise. Et donc, si l’on supprimait la propriété privée, on supprimerait aussi l’exploitation. Léon XIII affirme, au contraire, que ce serait une erreur gravissime de supprimer la propriété pour résoudre la question sociale, erreur « préjudiciable à ceux-là même qu’on veut secourir » (RN 12, 2).

La propriété privée est « de droit naturel »

La question sociale reste entière, mais ce n’est pas en supprimant la propriété privée qu’on la réglera. Avant même d’aborder la question sociale, Léon XIII pose donc ce préalable et va reprendre l’argumentation de saint Thomas, argumentant à la fois sur la légitimité de la propriété privée et sur l’importance première de la destination universelle des biens. Sur la légitimité de la propriété privée, il affirme qu’elle est « de droit naturel » (RN 5, 1). Chez saint Thomas, c’était un peu moins direct et on résume habituellement sa pensée en disant que la propriété privée est « conforme au droit naturel », ce qui veut dire qu’elle ne s’y oppose pas. Mais, avec Léon XIII, l’affirmation est plus directe : elle est « de droit naturel ». « La propriété privée et personnelle est pour l’homme de droit naturel » (RN 5, 1).

Droit d’usage et droit de possession

Léon XIII ajoute que c’est la grande différence entre les hommes et les animaux, parce que les animaux se servent des biens, mais l’homme a ce droit « naturel, stable et perpétuel » de les posséder. Contrairement à ce que l’on dit souvent, ce n’est donc pas seulement le droit d’en user, mais c’est le droit de les posséder et cela vise les biens de consommation comme les biens de production. C’était déjà un débat à l’époque, mais ce débat va rebondir après la révolution soviétique en Russie : à certains moments, par exemple, on concédait aux paysans kolkhoziens un petit terrain dont ils n’étaient pas propriétaires, mais dont ils avaient l’usage, ce qui les incitait déjà à être plus productifs. Or, en quelque sorte par anticipation, face à ces thèses, Léon XIII dit « non » : ce n’est pas seulement l’usage qui suffit, mais c’est la propriété privée. Bien entendu, il ajoute comme toujours « l’autorité des lois divines » qui viennent conforter cela, en citant notamment le Décalogue, qui va jusqu’à défendre « jusqu’au désir même du bien d’autrui » (RN 8, 2).


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Dans les arguments en faveur de la propriété privée, Léon XIII va même plus loin, puisqu’il dit qu’elle concerne aussi le transfert d’une génération à l’autre et donc l’héritage, qui est ainsi également légitimé, parlant de la création d’un patrimoine que le père de famille puisse transmettre à ses enfants “par voie d’héritage” » (RN 10, 1).

Une zone de liberté pour les familles

En dehors des arguments classiques qu’utilisaient déjà Aristote et saint Thomas, arguments repris par Léon XIII et rappelant que la propriété privée stimule l’activité, que chacun met du cœur à l’ouvrage, que l’on s’occupe mieux d’une terre qui nous appartient en propre (« l’homme est ainsi fait que la pensée de travailler sur un fonds qui est à lui redouble son ardeur et son application », RN 35, 3) et que cela favorise ainsi le développement « de la richesse du pays », etc., il ajoute aussi — et c’est un point sur lequel la doctrine sociale insistera beaucoup — que cela donne une zone d’autonomie et de liberté à la famille. La propriété, au fond, protège la famille de certains empiétements de l’État en lui donnant une zone d’autonomie, car la famille devra avoir « certains droits et certains devoirs absolument indépendants de l’État » (RN 9, 1).

Face aux abus de l’État

Enfin, ce qui est intéressant quand on se reporte à l’époque (on est en 1891), c’est l’affirmation, déjà, qu’il y a comme « une condition indispensable pour que tous ces avantages deviennent des réalités » : que la propriété privée « ne soit pas épuisée par un excès de charges et d’impôt » (RN 35, 5), qu’elle ne soit donc pas spoliée par un impôt confiscatoire. Même si à l’époque, évidemment, l’impôt est très faible, ces textes auront leur importance pour la suite avec la progression considérable des prélèvements obligatoires.

Tout cela l’amène à une conclusion, qui est la condamnation de la théorie socialiste, et Léon XIII décrit de manière très prophétique ce qui se passerait si on passait à la propriété collective. À ce propos, le paragraphe 12 de Rerum Novarum est vraiment étonnant, parce qu’il décrit par anticipation ce qui s’est passé en Union soviétique et ailleurs quand on a supprimé la propriété privée. Il parle d’une « odieuse et insupportable servitude », la porte ouverte « à toutes les jalousies », « à toutes les discordes », « le talent et l’habileté privés de leurs stimulants », « les richesses taries dans leur source » et enfin, « à la place de cette égalité tant rêvée, l’égalité dans le dénuement, dans l’indigence et la misère » (RN 12, 1).

Saint Thomas dit pas que l’on ne doit pas les posséder, mais il dit que l’on ne doit pas les posséder et en user comme s’ils n’étaient qu’à nous seuls

Léon XIII conclut donc dès 1891 que la pensée socialiste doit être absolument répudiée. La dernière phrase du paragraphe 12, 2 de Rerum Novarum précise qu’il reste donc « bien établi que le premier fondement à poser pour tous ceux qui veulent sincèrement le bien du peuple, c’est l’inviolabilité de la propriété privée ». Tous ses successeurs s’appuieront par la suite sur ce même type de raisonnement. C’est le cas chez Pie XI dans ses encycliques sociales, y compris celle qui condamne le communisme, Divini redemptoris, chez Pie XII dans ses radio-messages et chez Jean XXIII, avec peut-être un éclairage supplémentaire. En effet, le communisme est passé par là et Jean XXIII fait remarquer que, là où la propriété privée est supprimée, les libertés politiques elles-mêmes ont disparu. « Là où le pouvoir politique ne reconnaît pas aux particuliers la propriété des moyens de production, les libertés fondamentales sont ou violées ou supprimées. Il est donc évident qu’elles trouvent en ce droit garantie et stimulant » (Mater et Magistra, 109).

On retrouve la même chose ensuite chez Paul VI, bien sûr aussi chez Jean Paul II,  Benoît XVI ou le pape François, avec des arguments complémentaires, ou des nuances et précisions, mais c’est toujours le même principe. Jean Paul II notamment précisera qu’à côté de la propriété de la terre ou des ressources naturelles, il existe à notre époque une autre forme de propriété, « la propriété de la connaissance, de la technique et du savoir. La richesse des pays industrialisés se fonde bien plus sur ce type de propriété que sur celui des ressources naturelles » (Centesimus annus, 32). On peut penser par exemple aujourd’hui à la question des brevets.

Posséder ses biens comme s’ils étaient à tous

La propriété est donc légitime, mais la question de son usage est la question clé. Saint Thomas d’Aquin dit que, sous ce rapport, l’homme ne doit pas posséder ses biens comme s’ils lui étaient propres, mais comme s’ils étaient à tous. C’est absolument capital. Il ne dit pas que l’on ne doit pas les posséder, mais il dit que l’on ne doit pas les posséder et en user comme s’ils n’étaient qu’à nous seuls. C’est ce que l’on appellera plus tard et plus couramment « la destination universelle des biens ».



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La notion s’appuie notamment sur le texte de la Genèse, dans lequel Dieu donne la terre à l’homme pour la soumettre et la gouverner, pour la dominer et donc la transformer. La création été donnée à tous les hommes. Pour savoir comment concilier cela avec le droit de propriété, saint Thomas insiste — c’est assez logique dans le contexte de son époque où la croissance économique n’existait pas et donc où le « stock » des richesses était donné — essentiellement sur le partage et la solidarité : le partage volontaire « avec les nécessiteux ». Il cite saint Paul : « Recommande aux riches de ce monde de donner de bon cœur et de savoir partager », ou encore saint Ambroise : « Que personne n’appelle son bien propre ce qui est commun ». Là aussi, les encycliques sociales ultérieures vont s’appuyer sur le même type de raisonnement pour parvenir à concilier les deux principes, ce que font tous les papes, en abordant cette question dans toutes les encycliques sociales. 

Les biens sont destinés à tous les hommes par principe

Ce point aussi est parfaitement clair de Léon XIII au pape François, mais il est peut-être plus développé et explicite encore chez Jean-Paul II dans Centesimus Annus (CA). En effet, le chapitre 4 de cette encyclique (chapitre le plus centré sur les questions économiques) a pour titre : « La propriété privée et la destination universelle des biens » [chapitre repris largement dans Laudato si, n. 93, Ndlr]. Donc, dans le titre même, il met en lumière cette idée centrale de l’Église suivant laquelle ce n’est pas ou l’un ou l’autre mais les deux. Tout est donc dans le « et », évidemment. Ce chapitre d’ailleurs décrit toute la vie économique et montre comment elle doit contribuer aux deux éléments en même temps.

L’idée fondamentale pour l’Église, c’est que nous ne sommes que des intendants et que Dieu nous appelle à l’imiter comme Créateur et à contribuer ainsi à sa providence.

Si Dieu donne la terre à tous, pourquoi certains s’en attribuent-ils une partie ? Selon la loi divine : la terre a été donnée à tous. La propriété privée de son côté relève de lois humaines, de la raison, mais il n’y a pas de contradiction, car c’est à la sagesse humaine que revient l’organisation concrète des sociétés. Dieu donne des richesses à valoriser : il ne donne pas donne un stock fixe à partager. En effet, l’homme étant créé à l’image de Dieu, Dieu lui donne un potentiel de création. Ainsi, l’homme doit poursuivre l’œuvre du Créateur par son activité, notamment économique mais pas seulement : également artistique, culturelle, créatrice dans tous les domaines. L’idée fondamentale pour l’Église, c’est que nous ne sommes que des intendants et que Dieu nous appelle à l’imiter comme Créateur et à contribuer ainsi à sa providence. Saint Thomas d’Aquin dit que l’homme doit être « co-provident pour lui-même et pour les autres ».

Comment rendre compatibles les deux principes ?

La doctrine sociale de l’Église indique quatre actions nécessaires pour rendre effective cette compatibilité entre les deux principes. Premièrement, il faut promouvoir, non pas la suppression, mais la diffusion large de la propriété privée. Le premier élément commun, au cœur de toute la doctrine sociale, c’est que la réponse ne peut pas être dans la suppression de la propriété privée, mais au contraire dans sa diffusion : « tous propriétaires », tous individuellement ou familialement propriétaires donc. Léon XIII va jusqu’à dire que le salaire des ouvriers doit leur permettre de vivre, eux et leur famille, mais aussi de dégager de petites épargnes, pour devenir propriétaire de leur logement, de leur artisanat, d’une terre. Il y a déjà chez lui cette idée d’accession à la propriété. Au fur et à mesure du temps et de l’évolution économique, cela devient plus précis. Ainsi, chez Jean XXIII, à un moment où les entreprises par actions deviennent de plus en plus importantes dans les économies de marché, il avance aussi l’idée que cette diffusion de la propriété peut aussi passer par la diffusion du capital : actionnariat, intéressement, participation notamment. Il n’y a pas forcément de recettes techniques précises, mais on voit bien qu’en arrière-plan, il y a l’idée qu’il serait juste que les salariés puissent devenir actionnaires des entreprises, notamment de celles dans lesquelles ils travaillent.

Permettre une juste rémunération

Le deuxième élément que l’on trouve chez Léon XIII est résumé par la formule suivante : « Qui en manque (de propriété) y supplée par le travail » (RN 7, 1) : dans nos sociétés, depuis au moins vingt-cinq siècles que la monnaie existe, le mode habituel d’accession aux biens est la possession d’un revenu monétaire et donc le développement du pouvoir d’achat qui permet de se procurer les biens dont on a besoin. Pour la majorité des gens, ce revenu vient de leur activité économique et notamment du travail. D’où la phrase de Léon XIII. Cela implique bien entendu que les personnes soient rémunérées correctement, d’où les thèses sur le juste salaire, mais aussi la rémunération de la famille — par les allocations familiales ; d’où aussi l’insistance de l’Église pour le droit au travail et donc sur le fait que le chômage est un mal à réduire le plus possible. Tout cela est évident, mais il reste l’idée centrale suivant laquelle c’est le revenu qui donne accès aux biens et, effectivement, pour la majorité de la population, c’est seulement avec un revenu que l’on peut accéder aux biens. Sans revenu, le risque d’exclusion est grand.

Le devoir de partager avec les plus démunis

Troisième élément, qui était déjà au cœur de l’analyse de saint Thomas, mais bien sûr aussi de toute l’Écriture comme de la Tradition, c’est le partage, la charité, la solidarité en termes plus contemporains. Évidemment, ceux qui n’ont pas de travail de manière involontaire ont droit à l’aide de leurs semblables. Celui qui possède des biens ou des revenus plus élevés que les autres a le devoir de partager avec les plus démunis : ceux qui n’ont pas d’emploi ou encore ceux qui sont trop âgés ou trop malades pour travailler et avec tous les exclus, encore très nombreux, même dans les sociétés développées. C’est tout le thème de la justice distributive et pas seulement commutative. Certes, on pense avant tout à la charité, à la redistribution volontaire, mais moralement impérative, qui va bien au-delà de la simple aide matérielle.


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Dans les sociétés contemporaines, elle prendra aussi la forme de la redistribution par les cotisations sociales, impôts, etc., finançant la protection sociale. Mais ce développement de la protection sociale obligatoire n’a pas fait disparaître l’importance de la solidarité volontaire. En effet, dans la solidarité, il y a naturellement une part qui relève de la redistribution volontaire et privée : elle est vitale au sein de la famille (époux, parents et enfants, grands-parents et petits-enfants), mais elle concerne aussi toute l’action caritative (aide à son prochain, au quart monde, au tiers monde, etc.), même s’il y a aussi, à côté, toute la protection sociale dans nos économies développées, qui peut assurer à chacun un revenu minimum et donc un minimum d’accès aux biens.

Faire fructifier sa propriété

Quatrième élément, qui n’est pas aussi explicite au début, mais qui est clairement affirmé chez Jean Paul II : le fait que le propriétaire a un devoir moral : celui de faire fructifier sa propriété. C’est même ce devoir qui légitime, pour Jean Paul II, cette propriété d’une entreprise, d’une industrie ou d’une exploitation agricole. Pour lui, il y aurait là une faute morale, qui peut aller dans certains cas jusqu’à remettre en cause la légitimité, au moins morale, de la propriété. C’est un peu comme dans la parabole des talents de l’Évangile : celui qui a reçu des talents a le devoir de les faire fructifier pour le bien de tous. De même, celui qui est propriétaire a le devoir de faire fructifier son entreprise, car cela crée des emplois, des revenus, des biens, de la prospérité pour tous. On trouve cette idée notamment dans Centesimus annus, à la fin du chapitre 4 : « La propriété des moyens de production est juste et légitime si elle permet un travail utile ; au contraire elle devient illégitime quand elle n’est pas valorisée ». Et encore : « De même que la personne se réalise dans le libre don de soi, de même la propriété se justifie moralement dans la création […] de possibilités d’emplois et de développement humain pour tous » (CA 43).

En réalité, l’Église ne parle pas uniquement de partage, mais de création de richesse et de partage. Il y a donc un double devoir moral : créer des richesses et mieux les partager.

Un double devoir moral : créer et partager

Il est très important de noter cette affirmation, car on entend souvent un reproche fait à l’Église — qui, à mon avis, est injustifié aujourd’hui, au moins dans les textes du magistère : suivant lequel elle raisonnerait seulement comme s’il y avait un gâteau donné, fixe, à partager et que les seules vraies questions seraient de regarder la part à attribuer à chacun. En réalité, l’Église ne parle pas uniquement de partage, mais de création de richesse et de partage. Il y a donc un double devoir moral : créer des richesses et mieux les partager. Le gâteau peut grossir : c’est la croissance, la création de richesses nouvelles. Un texte déjà ancien de l’épiscopat français avait pour titre Créer et partager. Le devoir moral du propriétaire est bien de faire fructifier ses biens, de faire grossir le gâteau en créant des emplois, des salaires et donc des revenus et du pouvoir d’achat, et finalement donc des biens que l’on peut acquérir avec ce pouvoir d’achat. Chacun doit faire fructifier ses talents et chaque propriétaire doit valoriser sa propriété en vue du bien commun.


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La nationalisation, dans certains cas précis

Quelques questions complémentaires peuvent cependant se poser. En voici quelques-unes. Est-ce que la propriété privée exclut par exemple toute nationalisation ? Le concile Vatican II en parle dans Gaudium et Spes, mais on trouve ce thème aussi dans les encycliques sociales : on n’exclut pas la possibilité de nationalisation, par exemple dans le cas précis d’un monopole qui aurait un pouvoir abusif. C’est tout à fait clair : la règle, c’est propriété privée, mais il peut y avoir des cas où la propriété collective, qui peut prendre la forme de nationalisation ou autre, se justifie. Mais le concile insiste pour que ce soit fait par l’autorité compétente, selon les exigences du bien commun, et au prix d’une indemnisation équitable. Ce n’est donc pas la règle, mais l’exception, et d’ailleurs à ce propos Jean Paul II parle d’interventions justifiées par le bien commun, mais qui doivent être, autant que possible, « limitées dans le temps » (CA, 48).

La propriété privée peut prendre des formes variées

Deuxième élément développé en particulier par Benoît XVI dans Caritas in veritate : la propriété privée peut prendre des formes autres que celles qui ont été développées majoritairement jusqu’ici dans le capitalisme. Benoît XVI met en avant les formes de sociétés coopératives — on connaît les coopératives ouvrières de production dans lesquelles le salarié est copropriétaire de son entreprise, mais aussi les sociétés coopératives à valeurs mutualistes, dans lesquelles les clients sont des sociétaires, comme par exemple certaines banques comme le Crédit mutuel ou le Crédit Agricole en France, où les clients sont aussi des sociétaires. Il n’y a pas une forme unique de propriété privée. Il y en a d’autres formes et Benoît XVI insiste beaucoup sur la diversité des formes à trouver et à utiliser. En effet, à côté des entreprises privées de type capitaliste — actionnariales donc —, il y a des propriétés mutualistes et coopératives, des propriétés publiques, etc., et il affirme que les diverses formes peuvent s’influencer l’une l’autre. Benoît XVI utilise pour cela une expression très imagée, en affirmant qu’il peut y avoir une « hybridation » entre ces différentes formes, influence réciproque des bonnes pratiques de chacune. Cela peut prendre aussi la forme de l’économie de communion, lorsque le propriétaire renonce volontairement à une part du profit pour en faire profiter d’autres personnes.

Le cas des latifundia

C’est un autre point soulevé dans Gaudium et Spes et repris par la suite : puisque ne pas faire fructifier sa propriété la disqualifie moralement, est-ce que la remise en cause de la légitimité morale de cette propriété remet en cause aussi juridiquement le droit de propriété lui-même ? L’exemple classique, ce sont les latifundia : ces grandes propriétés agricoles qu’on trouvait en Italie, et que l’on trouve beaucoup en Amérique du Sud. On parle d’immenses propriétés que les propriétaires ne font pas fructifier, alors que parallèlement, à côté, il y a une population sans travail et sans revenus. Il y a là quelque chose de choquant et on se pose naturellement la question de la remise en cause de la propriété elle-même. La réponse de l’Église est que le propriétaire a le devoir moral de faire fructifier sa propriété, de donner du travail aux salariés agricoles. Mais que se passe-t-il s’il ne le fait pas ? Et là, il n’y a pas de réponse technique unique qui soit donnée, mais le concile Vatican II dit clairement que « des réformes s’imposent donc ». On voit bien dans Gaudium et Spes que la réponse peut aller dans certains cas limites jusqu’à partager la propriété ou la morceler en faveur de ceux qui n’ont rien, mais les réponses sont à envisager localement, au cas par cas, toujours avec une indemnisation à apprécier selon l’équité. La porte reste ouverte aux solutions techniques concrètes, variées, l’Église affirmant toujours qu’il y a clairement dans ce cas une disqualification morale.

Les logements vacants

Est-ce que cela s’applique à d’autres cas comme celui du logement ? Ce cas a été évoqué en France, quand on a constaté qu’il y avait des logements vacants, ni occupés, ni entretenus, alors que des personnes vivent dans la rue ou ont du mal à se loger. Est-ce que dans ce cas le propriétaire a perdu la légitimité de sa propriété ? Est-ce qu’il a perdu le droit de propriété ? Chaque pays peut répondre différemment. En France, il y a eu quelques mesures législatives dans ce domaine, mais l’Église ne donne pas de solutions techniques concrètes qui ne seraient pas directement de son ressort et peuvent varier d’un cas à l’autre. Elle raisonne plus en termes de faute morale qu’en termes de sanction juridique, domaine qui n’est pas exactement le sien, et qui relève de chaque cas d’espèce et de chaque pays. D’ailleurs les effets pervers de telles mesures extrêmes de réquisition l’emportent souvent sur les avantages espérés. Mieux vaut donc, là aussi, encourager la construction que se contenter de partager la pénurie de logements.



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La solidarité est-elle un droit ?

S’agissant de celui « qui ne travaille pas, qu’il ne mange pas non plus » (saint Paul), la situation est radicalement différente de celle du chômeur involontaire. En effet, il s’agit ici du cas d’un refus volontaire de travailler, refus que Paul critique dans certaines communautés chrétiennes primitives. D’ailleurs John Rawls (philosophe américain, 1921-2002) reprend à sa façon la question en parlant de manière équivalente du « surfeur de Malibu ». Si celui-ci ne pense qu’à s’amuser et volontairement ne travaille pas, a-t-il le droit à la solidarité des autres ? Certains disent « non », d’autres disent « oui » en défendant la thèse du revenu universel, inconditionnel, de base. Mais c’est un sujet complexe, car si chacun a droit à la solidarité des autres, chacun a aussi le devoir de contribuer au bien commun en travaillant, au lieu de se défausser de ses responsabilités sur les autres.

Mais bien entendu, pour l’Église le rôle de la foi et de la Révélation est aussi au centre de sa doctrine sociale et il est clair que l’Évangile parle aussi de toutes ces questions de manière indirecte.

L’esprit de pauvreté

Toutes ces questions sont évoquées, de manière indirecte, dans l’enseignement du Christ. Bien sûr, la doctrine sociale de l’Église, dans ce domaine comme dans d’autres, étant destinée à tous, croyants et incroyants, s’appuie sur la raison. Mais bien entendu, pour l’Église le rôle de la foi et de la Révélation est aussi au centre de sa doctrine sociale et il est clair que l’Évangile parle aussi de toutes ces questions de manière indirecte, le plus souvent, notamment par les paraboles du Christ, et les encycliques sociales y font référence de manière permanente. Ainsi, celui qui ne fait pas fructifier son talent est condamné, mais ce qui est condamné, si on y regarde bien, c’est surtout le fait qu’il ait eu peur : la parabole porte aussi sur le risque. Il est reproché à celui qui a enterré son talent de ne pas avoir osé prendre des risques pour le faire fructifier, par peur de son maître. C’est donc aussi une parabole sur le risque, au moins le risque raisonnable, comme dans la vertu de prudence. S’il avait perdu son talent en prenant des risques, il n’aurait sans doute pas été condamné de la même manière par son maître. Il en va de même aussi dans l’épisode du jeune homme riche, à qui Jésus ne reproche pas d’être riche, mais d’être trop attaché aux biens qu’il possède, au point de ne pouvoir imaginer d’y renoncer pour un bien plus grand. Il ne demande pourtant pas à tous de choisir la pauvreté, mais l’esprit de pauvreté, c’est-à-dire d’avoir un certain détachement par rapport aux biens que l’on possède et qui ne sont pas la valeur suprême.



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Quand la parabole des talents nous met une bonne claque

Le respect de la Création

Les papes insistent sur cette mission donnée dès la Genèse de « dominer la terre » et de respecter la création en prolongeant l’œuvre du Créateur (Laborem exercens, Laudato si). Il y a un devoir de valoriser la création en dominant sagement la terre. L’homme a ainsi le droit de se servir des ressources naturelles, mais aussi le devoir de ne pas détruire la planète en pensant aux autres et aux générations futures. Mais cela en n’oubliant jamais que l’homme est le couronnement de la Création, celle-ci ayant été créée pour lui, et donc pour qu’il s’en serve avec sagesse, au profit de tous. La planète a été donnée à l’homme comme à un intendant ; il a le droit de s’en servir et le devoir de la respecter. C’est le grand message du pape François dans l’encyclique Laudato si (2015), qui parle de « la fonction sociale de toute forme de propriété privée » (n. 93). Celle-ci favorise cette valorisation de la planète, mais elle doit servir à tous, ainsi que l’exige le bien commun.

Ce qui est important, c’est de ne pas affaiblir l’un ou l’autre de ces éléments : propriété privée et destination universelle des biens, et de garder une position qui concilie vraiment les deux, en mettant la propriété privée au service de la destination universelle des biens.

Ce qui est important, c’est de ne pas affaiblir l’un ou l’autre de ces éléments : propriété privée et destination universelle des biens, et de garder une position qui concilie vraiment les deux, en mettant la propriété privée au service de la destination universelle des biens. C’est possible, en insistant sur le bon usage, moralement licite, de la propriété privée, dans le but de prolonger l’œuvre du Créateur, à qui tout appartient et qui a tout confié aux hommes, à tous les hommes sans exception, pour qu’aucun n’en soit exclu. Jean Paul II avait synthétisé tout cela dans le discours de Puebla, en disant que la propriété privée était « grevée d’une hypothèque sociale », ce qui veut dire qu’elle doit bénéficier à tous et contribuer ainsi au bien commun.


Foule dans la rue
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