Accompagner une démarche philosophique dès le primaire, c’est possible. C’est l’âge où les enfants s’étonnent, s’interrogent, s’essaient à la critique, et la philosophie donne de précieuses clés pour appréhender le monde et développer une pensée propre. « C’est l’étonnement qui poussa, comme aujourd’hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques », écrit Aristote au début de sa Métaphysique. D’où la belle expression selon laquelle « la philosophie est fille de l’étonnement ». Mais quel genre d’étonnement ? L’étonnement philosophique, qui se distingue de l’étonnement au sens usuel produit par un phénomène inhabituel ou inattendu, se rapproche de l’étonnement dont savent si bien faire preuve les enfants. « Avoir l’esprit philosophique, expliquait Arthur Schopenhauer, c’est être capable de s’étonner des événements habituels et des choses de tous les jours, de se poser comme sujet d’étude ce qu’il y a de plus général et de plus ordinaire ». Pourquoi le soleil brille-t-il ? Pourquoi les oiseaux volent-ils ? Tu as vu la fleur ?! Le moteur de la philosophie, c’est cette capacité à s’étonner de tout, à jeter sur les choses un regard suffisamment neuf pour que se révèle tout le mystère de leur simple présence. Un réflexe dont sont largement pourvus les enfants, dès leur plus jeune âge. Alors pourquoi ne pas les accompagner dans leurs interrogations, avec les outils qu’offre la philosophie ?
Comment philosopher avec un enfant ?
Si la philosophie n’est au programme de l’Education nationale qu’en classe de Terminale, de nombreuses initiatives pédagogiques, associatives et éditoriales invitent les enfants du primaire et du collège à découvrir la joie de développer une pensée propre. Dans les années 1960, le philosophe américain Matthew Lipman a lancé le concept des ateliers pour enfants. Des ateliers philosophiques fleurissent un peu partout en France. Frédéric Lenoir, auteur de Philosopher et méditer avec les enfants (Albin Michel) propose une méthode spécifique pour éveiller les plus jeunes à l’esprit philosophique. Une chaire UNESCO intitulée Pratiques de la philosophie avec les enfants : une base éducative pour le dialogue interculturel et la transformation sociale a été inaugurée en novembre 2016.
Pour Jean-Paul Mongin, éditeur des Petits Platons, albums illustrés qui s’appuient sur la fiction pour présenter les concepts philosophiques développés par les plus grands philosophes, « ce n’est pas le thème abordé qui fait la philosophie ». Ce n’est pas parce que l’on parle de bonheur ou de liberté qu’il s’agit de philosophie. « On peut partir de petits objets, et adopter une démarche philosophique », explique-t-il à Aleteia. Dans les ateliers qu’il anime, il amène les enfants à prendre la parole, à découvrir de nouveaux mots, à produire des définitions, à développer une pensée logique, une capacité argumentative. Il les invite au dialogue, en confrontant leur pensée à celle des autres ou à celle des philosophes. Autant de « compétences centrales que l’école cherche à développer chez l’enfant », souligne-t-il.
Le droit de comprendre
« Vers 8-12 ans, les cœurs et les intelligences sont assoiffés de comprendre », confie à Aleteia Marguerite Léna, philosophe spécialiste des questions d’éducation, enseignante et membre de la Communauté apostolique Saint-François-Xavier. Des âges où les enfants n’ont pas encore beaucoup de capacité d’abstraction, « mais où ils possèdent une vraie capacité d’interrogation, une immense curiosité… et qui ne portent pas seulement sur les dinosaures et les extra-terrestres ! Mais sur les grandes questions de l’existence humaine : le bien et le mal, le vrai et le faux, la vie et la mort… ».
La philosophe souligne leur droit de comprendre : « Honorer cette ouverture aux questions me paraît importante. Ils ont le droit de s’interroger, de comprendre. C’est une tranche d’âge capable d’intuitions fulgurantes. Recueillir ces intuitions et mettre des mots dessus leur permet de s’en souvenir ». Certes, ils sont nourris par d’autres disciplines à l’école, mais la philosophie offre d’autres clés de compréhension, avec cet aspect bien souvent libérateur qu’il n’y a pas de mauvaises questions.
L’exigence de la critique
Vers l’âge de 10-12 ans, l’esprit critique s’ouvre, largement exacerbé par un monde pluraliste où les opinions s’expriment en tous sens. Les enfants commencent à remettre en question les pensées de leurs parents : « Et si ce que me disent mes parents n’était pas vrai ? ». « La philosophie permet de prendre conscience, au seuil de l’adolescence, que la critique est une activité exigeante », affirme Marguerite Léna. Elle demande en effet de passer de l’émotion à la raison, de donner des arguments, de développer sa pensée. Une belle école pour des jeunes adolescents en quête de repères.
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Cependant, la philosophe alerte sur le fait que l’initiation à la philosophie peut devenir « une arme à double tranchant » et invite à être attentif aux circonstances dans lesquelles elle est faite. D’une part, éveiller un esprit (trop) critique peut inciter un enfant à critiquer sans cesse tout et n’importe quoi. D’autre part, il y a toujours le risque de blesser, ou de créer des troubles. Par exemple, si on parle de l’amour humain et qu’il existe de graves tensions dans la famille d’un jeune, on ne sait pas comment cela va être reçu.
Une expérience de vie spirituelle
Expérience rare et unique que procure la pratique de la philosophie, celle de la vie de l’esprit. Elle donne en effet à un enfant, dans une vie souvent éparpillée entre de multiples activités et centres d’intérêt, l’occasion de faire l’expérience de l’unité : « Elle invite à une forme de recueillement de la pensée sur elle-même. Elle permet de faire l’expérience de la vie de l’esprit en soi », précise Jean-Paul Mongin. Et ainsi d’accéder en soi-même, par la pensée, à une forme de transcendance. Un point que souligne également Marguerite Léna : « La philosophie est une médiation précieuse permettant d’enraciner dans les questions de tous les hommes les mystères de la foi ».
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