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En 1904, l’affaire des fiches ou quand la surveillance étatique s’emballe

Dispute à la chambre des députés

Violente dispute à la Chambre des Députés de Paris entre Socialistes et Nationalistes, 1903.

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Thérèse Puppinck - publié le 05/01/21
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Les décrets, publiés le 4 décembre après un avis favorable du Conseil d’État, autorisent policiers et gendarmes à faire mention des “opinions politiques”, des “convictions philosophiques et religieuses”, et de “l’appartenance syndicale” de leurs cibles. Une latitude qui rappelle l’affaire des fiches. Entre 1903 et 1904, ce scandale retentissant révèle une opération de fichage politique et religieux mis en place dans l’armée française.À la fin du XIXe siècle, une partie du corps officier, privé du droit de vote, regarde la vie politique avec un certain désintérêt, voire désamour. Au sein de l’armée, le patriotisme tient alors souvent lieu d’ambition politique, et il est le garant de la loyauté des officiers à l’égard de l’État. Cependant, un certain nombre d’hommes politiques rêvent de remplacer cette armée nationale et apolitique par une armée politisée.

À leur arrivée au pouvoir en 1898, les républicains radicaux veulent laïciser la France en transformant notamment l’armée en un instrument du parti radical et de la Libre Pensée. Cette mainmise sur l’armée est rendue possible par le fichage des officiers, dans le but de favoriser l’avancement des républicains et des francs-maçons, au détriment des officiers catholiques. L’élaboration de ce fichier est décidée par le général André, ministre de la guerre entre 1900 et 1904, et réalisée grâce au réseau franc-maçon.

La collaboration du Grand-Orient de France

Avant sa nomination au ministère, André avait déjà établi deux registres consacrés aux officiers qu’il côtoyait. Sur le premier, appelé Corinthe, étaient inscrits les anticléricaux, sur le second, appelé Carthage, étaient notés les cléricaux. Une fois au pouvoir, André souhaite donner de l’ampleur à son projet. Il commence par expurger son cabinet ministériel ; puis il remplace une grande partie des professeurs des écoles militaires par des républicains convaincus. Enfin, il signe un décret modifiant le système d’avancement des officiers : désormais, l’avancement au choix serait décidé directement au ministère, et non plus par des commissions internes. Devenu ainsi le seul maître de l’avancement des officiers, le général André pouvait mettre en œuvre son projet.


FRANCE, COUNCIL, BUILDING
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Ses registres personnels ne concernaient que 800 officiers sur les 27.000 présents dans l’armée. Bien qu’il ne fut pas lui-même franc-maçon, André n’avait choisi dans son entourage immédiat que des officiers issus des loges. Par leur intermédiaire, il sollicita la collaboration du Grand-Orient de France afin que ses 400 loges réparties sur le territoire national lui servent de réseau de renseignement. L’ambition du ministre était de ficher l’ensemble des officiers de l’armée selon leurs opinions religieuses et politiques. 300 correspondants « de confiance » sont alors sélectionnés au sein des loges.

« Cléricafard » et « calotin pur-sang »

L’administration préfectorale participe également à ce fichage. Il apparaît rapidement que le moyen le plus efficace pour obtenir des renseignements sur les officiers était de demander à leurs frères d’armes francs-maçons de procéder aux enquêtes : ce fut la mise en place du réseau SOLMER. À la fin de l’année 1901, le Grand-Orient avait déjà transmis au ministre de la Guerre environ 3.000 fiches individuelles de renseignements. Ce système se poursuivit pendant plusieurs années et en 1903, selon l’historien Serge Berstein, 18.818 fiches auraient été enregistrées. Ces fiches furent utilisées pour bloquer la carrière des cléricaux et favoriser celle des républicains.

Les renseignements collectés portaient principalement sur les opinions et pratiques religieuses, l’attitude politique, et le mode d’instruction des enfants. L’historien François Vindé a pu consulter des nombreuses fiches. « Clérical actif », « clérical très militant », « clérical nuisible » sont des expressions couramment utilisées. On trouve aussi des qualificatifs moins amènes : « cléricafard », « cléricanaille », ou encore « calotin pur-sang ».

« Sa femme s’occupe beaucoup d’œuvres pieuses »

Ces affirmations étaient ensuite confirmées par le signalement de la pratique religieuse de l’officier et de sa famille : « va à la messe assidûment », « se fait conduire en voiture avec sa femme aux offices », « a assisté à la messe de première communion de sa fille », « a fait bénir son logement par le curé de la paroisse », « s’est rendu ridicule il y a quatre ans en tombant à genou sur le passage d’une procession », « grand avaleur de bon Dieu ». Toutes les fiches des officiers pères de famille portaient mention de l’établissement scolaire de leurs enfants, pour vérifier s’ils étaient dans une école religieuse ou laïque.

Étaient ensuite nommés sur la fiche les journaux lus par l’officier. L’investigation se poursuivait avec l’épouse : « sa femme s’occupe beaucoup d’œuvres pieuses » ; et on n’hésitait pas à enquêter sur la famille élargie ou la belle-famille. On s’intéressait également aux mœurs de l’officier et de son épouse. Les fiches louangeuses concernaient les officiers républicains et anticléricaux : « intelligent, ne se montre pas dans les églises », « excellent républicain, personne ne l’a jamais vu aller à l’église », « libre penseur convaincu, à recommander au ministre ».

La chute du gouvernement d’Émile Combes

Dans le courant de l’année 1904, les fuites à propos de ce système de fichage deviennent de plus en plus importantes. Et le 27 octobre, plusieurs journaux publient des dossiers détaillés révélant l’existence de milliers de fiches et la responsabilité du ministre de la Guerre dans leur établissement. Le lendemain, un député de la Ligue de la patrie française, Jean Guyot de Villeneuve, dénonce ce système de fichage. Pendant trois heures, à la tribune de la Chambre des députés, il lit les fiches et les dossiers qui lui avaient été remis par l’adjoint du secrétaire général du Grand-Orient, récemment converti au catholicisme. Louis André nie catégoriquement être au courant de cette opération de surveillance mais le 4 novembre, lors d’une autre séance, Guyot de Villeneuve apporte la preuve matérielle de son implication et de celle du président du Conseil, Emile Combes.

Le scandale est immense, les rebondissements et les révélations se succèdent pendant plusieurs mois. Jean Guyot de Villeneuve, pour maintenir la pression sur le gouvernement, communique au compte-goutte les fiches à la presse. Combes refuse de sanctionner les fonctionnaires, officiers ou civils, qui avaient participé à ce système de délation et de violation de la vie privée. Son obstination eut finalement raison du gouvernement qui tombe au début de l’année 1905. Si le nouveau cabinet ministériel condamne officiellement le fichage et entreprend une politique d’apaisement, il refuse lui aussi de sanctionner les délateurs. Plus grave encore, il poursuit le système des fiches en s’appuyant désormais uniquement sur les renseignements fournis par les préfets.

Ce n’est qu’en 1913 que le nouveau ministre de la Guerre, Alexandre Millerand, met fin à ce système. Pour la petite histoire, Millerand s’était publiquement indigné, en 1904, de ce fichage, ce qui lui avait valu d’être exclu de la franc-maçonnerie. Sur le plan militaire, l’affaire des fiches aura de lourdes conséquences dans un contexte de tensions internationales croissantes. La délation entre officiers détruisit l’esprit de corps et créa au sein de l’armée une ambiance délétère. Pendant ces treize années de discriminations religieuses et politiques, de nombreux officiers obtinrent un avancement spectaculaire et injustifié, pendant que d’autres étaient écartés en dépit de leur valeur militaire. Ces injustices ne furent pas réparées et, en août 1914, un certain nombre d’officiers occupaient des postes qui, clairement, ne correspondaient pas à leur capacité. Pour les spécialistes d’histoire militaire, l’affaire des fiches explique en partie la promotion fulgurante de plusieurs dizaines d’officiers supérieurs, et le limogeage de plus de 150 généraux incompétents, dès les premiers mois de la guerre.

 

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