Le gouvernement a “sauvé Noël” parce que c’est une fête familiale, donc moins dangereuse. Reste à se demander pourquoi le réveillon de Noël est plus familial que celui du Jour de l’An.
La messe de minuit est sauvée : par exception, il n’y aura pas de couvre-feu la nuit du 24 au 25 décembre, même s’il faudra n’être pas plus de six à table en rentrant de l’église, où les règles de “distanciation” resteront en vigueur. En revanche, pas de dérogation le soir du 31 décembre : comme n’importe quel autre jour, plus de sortie après 20 heures, donc pas question d’entrer en 2021 en allant trinquer avec d’autres. Dans la France sécularisée et même farouchement laïque, on peut s’interroger sur cette discrimination en faveur de Noël.
Retour de la famille ?
Le Premier ministre a expliqué : “Noël occupe une place à part dans nos vies et nos traditions. C’est un rassemblement familial où peuvent se retrouver toutes les générations, enfants, parents et grands-parents, un moment où se forgent les premiers souvenirs des plus petits. Nous autoriserons donc les déplacements pour cette soirée du 24 décembre.” C’est à la fois déconcertant et réconfortant, en un temps où la famille n’a pas tellement bonne presse.
Lire aussi :
Existe-t-il une seule bonne raison pour ne pas passer Noël en famille ?
Notre culture reste imprégnée par le “Familles, je vous hais !” d’André Gide dans Les Nourritures terrestres (1897). En fait, il avait presque vingt ans de retard sur le communard anarchiste Jules Vallès dans son roman L’Enfant (1878). Ce dénigrement devenu de bon ton a encouragé le divorce, les foyers “recomposés”, le jeunisme soixante-huitard et récemment le brouillage des figures de père et de mère. L’exemption accordée à Noël peut ainsi être vue comme la réémergence accidentelle d’un sain réalisme. Papy et Mamie sont même reconnus indissociables du noyau formé par le couple et sa progéniture.
Pourquoi faire la fête
Évidemment tout cela reste approximatif, car avec les grands-parents des deux côtés, on sera vite plus de six. Ce qui est néanmoins intéressant est la justification complémentaire, fournie par je ne sais plus quel ministre, de la décision d’autoriser à se réunir pour le premier mais pas pour le deuxième des réveillons habituels. C’est que celui dit de la Saint-Sylvestre — sans que personne s’inquiète de savoir qui était ce saint (le trente-troisième pape, celui des débuts de l’ère constantinienne et de l’hérésie arienne) — est simple prétexte à bombance entre copains, sans les trop jeunes ni les trop vieux, ce qui peut donner lieu à toutes sortes d’excès et d’imprudences désastreux pendant une crise sanitaire.
Célébrer le passage à une année nouvelle est une coutume aussi ancienne que l’adoption d’un calendrier. C’est d’ailleurs tellement incrusté dans les mentalités civilisées que l’invitation à approfondir l’horizon de la vie en prenant la mesure du temps cyclique se perd vite de vue au profit d’un droit acquis à réjouissances et licences immédiates. Chacun sait d’ailleurs que la date de Noël a été fixée assez tardivement par l’Église, pour donner du sens à la fête païenne du solstice d’hiver coïncidant avec les saturnales romaines qui permettaient toutes sortes de débordements et de suspensions provisoires de l’ordre social.
Des traditions pas si anciennes
Il semble qu’au cours des deux derniers siècles, alors que le “Progrès” rendait plus aisé de festoyer tout en promouvant un certain sentimentalisme, Noël s’est quelque peu sécularisé, devenant une fête de l’enfance, de la famille et du partage. C’est en grande partie grâce à un conte instantanément populaire de Charles Dickens en 1843. Le personnage du Père Noël qui apporte des jouets était apparu dès 1823 aux États-Unis. Et peu à peu ces dernières décennies, le besoin de “se lâcher” a trouvé huit jours plus tard, sous forme de festins bien arrosés et de concerts de klaxons à l’occasion du changement de millésime, un prétexte plus adéquat puisque moins lié à des vertus (sauf l’échange des vœux, facilité par l’exubérance).
Ces coutumes finalement modernes occultent leur origine religieuse et même chrétienne. Noël reste bien sûr la célébration de la naissance de Jésus. On peut refuser d’en tenir compte. Mais on ne peut pas ne pas le savoir. En revanche, on ignore généralement que la fixation du début de l’année au 1er janvier n’a été décrétée en France qu’en 1564, et que le calendrier grégorien, désormais admis partout à l’ère de la mondialisation, doit son nom au pape Grégoire XIII qui l’a institué en 1582. La Ire République a vainement tenté chez nous de faire commencer l’année avec le mois de “vendémiaire” (à l’équinoxe d’automne). Dans beaucoup de pays, la date varie entre le solstice d’hiver et l’équinoxe de printemps.
Qu’est-ce qui fait la différence ?
Comme souvent, l’intéressant dans notre actualité est ce que révèle la circonstance de la pandémie. Contraint à “serrer la vis” mais soucieux de se montrer aussi compréhensif que pragmatique, le gouvernement a décidé d’accorder une dérogation (limitée) pour Noël, et pas pour le Jour de l’An. Ce choix repose sur un constat qu’apparemment nul ne conteste : la fête familiale, avec les enfants et les seniors, est moins dangereuse. La question demeure toutefois de savoir ce qui peut expliquer cette différence de fait. Bien entendu, la séparation de l’Église et de l’État empêche toute référence à la crèche, aux chœurs angéliques, à l’adoration des bergers et encore plus à la venue du Sauveur. Mais il y là deux leçons à retenir.
Lire aussi :
De la laïcité inclusive à la laïcité exclusive : analyse d’une dérive
La première est que la laïcité ainsi comprise implique une censure et même une auto-censure. Cela ne manque pas d’être paradoxal quand on revendique hautement par ailleurs la liberté d’expression. Certes, il s’agit de n’offenser personne : quelque émotivité anticléricale pourrait être heurtée. On en a eu un exemple il y a peu quand l’Œuvre d’Orient s’est vu interdire de mentionner qu’elle intervient sans discrimination parce que sa motivation originelle est l’aide aux chrétiens persécutés. Mais, sans souci d’équité ni de cohérence, la protection quasi maternelle accordée aux susceptibilités athées est déniée aux sensibilités religieuses : on légitime au contraire les insultes publiques à ce qui leur est cher.
Le plaisir et la joie
La seconde morale de l’affaire est que notre société est sans doute moins déchristianisée qu’on ne l’imagine, ou (plus exactement) que la sécularisation a remplacé la foi par… rien ! Ce vide laisse place à tout et son contraire. Il faudrait se demander pourquoi Noël reste un moment familial, alors que le Jour de l’An tend à devenir un prétexte pour “se faire plaisir”. La date en donne l’occasion sans qu’il y ait à réfléchir et sans prolongements à prévoir. Les réjouissances pour la naissance de Jésus ont à l’inverse une cause et un retentissement.
Lire aussi :
La joie de Dieu : le double “oui” de Noël
Le motif, c’est que Dieu, que ni le ciel ni la terre ne peuvent contenir, se fait non seulement proche, mais encore humble et tout petit, de sorte que chacun, si faible et médiocre qu’il soit, peut s’unir à lui afin d’avoir part à sa vie, son bonheur et sa gloire. La répercussion d’un tel événement est la joie qui nourrit l’espérance — pour soi, mais aussi et forcément pour ceux auxquels on est invinciblement lié : parents, enfants, fratrie, avec qui on tient à la partager. Cette joie ne boude pas les plaisirs — ceux de la communion concrète, du repas fin, des cadeaux offerts et reçus —, car ils en sont l’expression, et non une fugitive fin en soi.