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“Simone Weil raisonne en termes de cheminement et de libération”

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Laurent Ottavi - publié le 24/11/20
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À l’occasion de la réédition de “Lettre à un religieux” de Simone Weil chez Bayard, le père Antoine Guggenheim qui signe la préface de l’ouvrage, nous parle de la foi de la philosophe, restée sur « le seuil de l’Église » sans « oser faire le pas ». La conversion « inachevée » de l’auteur de L’Enracinement reste un mystère. C’est une lettre adressée pendant la Seconde Guerre mondiale au frère dominicain Marie-Alain Couturier, deux jours avant qu’elle s’embarque pour Londres, qui nous permet d’en saisir les raisons. Préfacier de la réédition de La Lettre à un religieux, le père Guggenheim, ancien directeur du Pôle de Recherche du Collège des Bernardins, explique que c’est sur la question de la liberté que la jeune philosophe s’empêchait de demander le baptême, une question sur laquelle l’Église a répondu de manière claire au cours du concile Vatican II.

Aleteia : Simone Weil est d’origine israélite et ses parents étaient agnostiques. Comment s’est faite sa rencontre avec le Christ ?
Antoine Guggenheim : Simone dit deux choses de sa rencontre du Christ. Que « le Christ l’a prise » et qu’enfant, elle « ne connaissait rien du judaïsme », à peine son appartenance au peuple d’Israël. Le Christ l’a prise pendant un office monastique dont la beauté l’a conduite à approfondir tout ce qu’elle avait découvert de la condition humaine et de sa quête de vérité. Particulièrement l’office des Jours saints. En cela, on peut comparer son chemin à celui du cardinal Jean-Marie Aron Lustiger, touché par la grâce du Jeudi et du Vendredi Saint : le dépouillement des églises, à Orléans où il était réfugié avec sa sœur. Dans le silence et l’absence de tout décorum, dans le vide liturgique Dieu parle de ce qui lui est le plus intime : sa présence éternelle et son action secrète au cœur du monde. 

On peut comparer son chemin à celui du cardinal Jean-Marie Aron Lustiger

Quel était le rapport de Simone Weil au judaïsme ?  
L’absence de référence juive dans la culture de Simone Weil est d’autant plus frappante que ce qu’elle invente, en philosophe infiniment créative, à l’écoute du mystère du monde, est finalement très proche de ce que le judaïsme a élaboré avant le Christ et plus encore depuis pour scruter les relations de Dieu et du monde. Par exemple, elle parle du retrait de Dieu pour laisser être la création (si proche du tsimtsoum de Dieu de la tradition mystique juive : créer, c’est laisser être l’autre, comme la mer en se retirant découvre le sable et la terre sèche). Ce retrait actif invite les humains à trouver par eux-mêmes les voies du Royaume, quête dont, pour elle, toutes les cultures témoignent. La Kabbale dit encore que la tâche du Messie et du peuple messianique est de chercher et de recueillir toutes les Étincelles du salut et de la présence divine dispersées dans le cosmos du fait du péché. Il s’agit ainsi, au long d’une vie et au long des siècles, de réconcilier la justice et la miséricorde divines entre lesquelles le péché instaure une distance et comme un conflit. Pour Simone Weil, Dieu attire toute femme, tout homme, toute civilisation vers le mystère de l’amour du Christ créateur et rédempteur, toujours déjà présent, actif, révélateur et sauveur.



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Comment expliquez-vous qu’elle rejette tant l’Ancien Testament ? 
Je crois qu’elle le lit comme une catholique de son temps, c’est-à-dire selon un littéralisme aussi peu juif que chrétien, et que, à la différence de ses contemporains, elle en tire l’enseignement logique qu’il faut le rejeter. « L’Ancien testament » ne devrait nous intéresser que quand il est lu comme le « Premier testament » imprescriptible et fondateur des Juifs — c’est-à-dire avec leur aide. C’est d’ailleurs ce qu’ont fait les auteurs juifs (et pour certains non-juifs, comme saint Luc, semble-t-il) du Nouveau testament. Contrairement à ce que croit — ou ignore — Simone Weil, le meilleur du monde intellectuel chrétien du Moyen Âge est allé apprendre à lire la Bible « chez les rabbins » (voir les travaux de Gilbert Dahan). C’est pourquoi ils l’aimaient (hélas, ils n’aimaient pas autant le peuple juif).

Vous écrivez dans votre préface que vous déchiffrez « plus facilement son expérience et ses interrogations à la lumière des Exercices spirituels d’Ignace de Loyola que de la vie de Dominique et la Somme de théologie de Thomas » : pour quelle raison ? 
Simone Weil épingle deux ou trois fois Thomas d’Aquin dans cet ouvrage, en qui elle voit le témoin fondamental d’une doctrine chrétienne imbue d’elle-même et exclusive. Si on est loin du Thomas historique — un audacieux travaillant toujours dans l’incertain, sur toutes les frontières intellectuelles et théologiques de son temps : le païen Aristote, le musulman Averroès, le Juif Maïmonide — on l’est moins du Thomas de la scolastique ecclésiastique, résumé et restreint à quelques formules isolées de leur mouvement. Il faudra attendre Léon XIII, à la fin du XIXe siècle, pour relancer l’étude de la pensée vivante du « docteur universel » en son temps. Mais cela est anecdotique. En disant que Simone — bien que conseillée spirituellement surtout par des dominicains — interroge l’expérience humaine et chrétienne de tout être humain, et la sienne propre, davantage à la manière d’Ignace de Loyola, je veux traduire mon sentiment profond que la quête d’une liberté libérée, sauvée, est son repère fondamental dans le discernement du bien et du mal, du beau et du laid, du divin et du démoniaque. Elle raisonne en termes de cheminement et de libération. Ce qui est pour elle un accomplissement à poursuivre — la liberté pleine et entière — est aussi sa méthode de recherche. Thomas se donne essentiellement pour tâche de faire voir, de manifester ce qu’il croit vrai à ses lecteurs ; Ignace fait cheminer celui qui la cherche pour que sa liberté s’ouvre à celle de Dieu qui se révèle à lui.



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C’est d’ailleurs ce qu’elle reproche à l’Église de son temps — et cela depuis, croit-elle, le Moyen-Âge — et qui la retient surtout de demander le baptême : faut-il renoncer à sa liberté d’assentir pour être catholique ? On sait que Vatican II a répondu clairement non, en particulier dans la déclaration sur la liberté civile de religion. Si la vérité exige d’être reconnue, ce n’est jamais par la violence physique, morale ou spirituelle, mais seulement par la vision personnelle de cette vérité, à laquelle peut aider la confiance raisonnable (la « foi ») dans celui qui en témoigne. Veritas index sui – « la vérité est son propre indice ». C’est pour Simone — et pour le meilleur des traditions scientifiques, philosophiques et religieuses du monde — un blasphème et une idolâtrie d’imposer l’acquiescement, l’adhésion à la vérité. 

Quel est le sens de cette phrase qui conclut Lettre à un religieux : « Combien notre vie changerait si on voyait que la géométrie grecque et la foi chrétienne ont jailli de la même source » ? Peut-on la rapprocher de cette autre phrase : « Toutes les fois qu’un homme a invoqué avec un cœur pur Osiris, Dionysos, Krishna, Bouddha, le Tao, etc., le Fils de Dieu a répondu en lui envoyant le Saint-Esprit » ?  
Vous avez raison : ces deux phrases peuvent résumer ensemble une conviction de Simone Weil : arrêtons de bâtir l’intelligence de la foi à l’abri de la science — et d’envisager la science dans l’abstraction de ses enjeux éthiques et religieux. Arrêtons d’isoler les religions comme si elles se séparaient en vraies et fausses — ou comme si leurs différences étaient de peu de valeur. Notre civilisation est devenue beaucoup trop séculière, le christianisme est devenu beaucoup trop aculturel. Les religions, les quêtes de vérité et de bonté, les explications du monde et les sagesses de vie sont diverses : comme les couleurs, elles sont plus belles dans la diversité, quand elles se rencontrent. Comme les instruments d’un orchestre, elles jouent leur partition ensemble ; et leur harmonie, comme leur dissemblance, loin de conduire à l’agnosticisme, libèrent les formes de l’engagement et les possibles de nos réponses. 

Pour moi, le principal appel de Simone Weil, celui qui interpelle le plus l’Église et la soutient le plus dans sa mission aujourd’hui, c’est de dire à tous les indifférents — à qui elle regrette que le christianisme ne sache plus parler — : Ne passez pas à côté de Jésus-Christ sans examiner sérieusement ce qu’il vous dit de la vie, du monde et de Dieu.

Livre Simone Weil

Simone Weil, Cette foi est la mienne – Lettre à un religieux, préface du père Antoine Guggenheim, Bayard | « Comète », 2020, 96 pages

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