En ponctuant régulièrement ses propos par l’expression « Dieu merci ! », Jean Castex s’est attiré les foudres du camp laïque. S’il fallait bannir le nom de Dieu des dictionnaires, c’est toute la langue française qui serait orpheline.Il y a bien des raisons de s’abstenir d’employer le nom d’un être très puissant. La première est la terreur superstitieuse de provoquer son courroux. Si vous parlez de « celui dont on ne doit pas prononcer le nom » à des jeunes gens et même à leurs parents, il est probable qu’ils penseront immédiatement à Voldemore. L’Ennemi d’Harry Potter fait régner une terreur d’abord lexicale. Sa puissance se mesure à la crainte qu’on a de le faire apparaître en le nommant. Il est vrai que la pensée magique est, très logiquement, courante chez les sorciers.
La deuxième raison de ne pas le nommer peut être la reconnaissance respectueuse de l’Autre. Le tétragramme imprononçable de l’Ancien Testament est de cet ordre. YHWH, qu’on a tort de prononcer Yahvé, et plus encore Jéhovah, signale à sa manière que nul ne peut circonscrire l’Ineffable. Seul un Dieu fait homme peut ensuite apporter cette bonne nouvelle inouïe : le Tout-Puissant peut être appelé Abba ou Notre Père. Là encore, il est logique que Parole faite chair nous apprenne le mot juste.
Une expression crypto-catholique
La troisième raison de ne pas nommer est a priori plus actuelle et plus inquiétante : c’est l’exigence d’une République qui se prend de plus en plus pour Dieu, mais agit de plus en plus à la manière de Voldemore : en terrorisant ceux qui tentent de parler. Le nom même de Dieu semble lui faire de l’ombre. La baguette de sureau susceptible de geler toutes les langues s’appelle laïcité. Le dernier exemple en date ne semble pas avoir réussi à atteindre le statut désiré de polémique médiatique. On craint même — de manière raisonnée et non superstitieuse — que le seul fait d’en parler ne lui donne plus de poids qu’il n’en a. Il est pourtant révélateur d’un climat de vigilance linguistique auquel nul ne peut échapper à moins de se taire à jamais. Ainsi, le Huffpost, antenne française du Huffington Post américain, a cru bon de chercher noise au Premier ministre Jean Castex pour sa tendance à nommer Dieu dans ses discours.
En employant à plusieurs reprises depuis sa nomination à Matignon la formule “Dieu merci”, Jean Castex semble bien avoir commis de légères entorses au sacro-saint dogme laïc dont il se dit l’apôtre
De quoi s’agit-il exactement ? D’une bénédiction finale pour clore le conseil des ministres ? Du Te Deum saluant l’exploit d’un joueur de tennis français atteignant les huitièmes de finale de Roland Garros ? Non, d’une expression jugée crypto-catholique : « Qu’est-ce que la laïcité à la française, au fait ? Parmi les éléments de réponses publiés sur le site Internet de Matignon, il est rappelé que l’État ne reconnaissant aucun culte, ses agents ne doivent aucunement afficher des convictions religieuses dans le cadre de leur fonction afin de respecter une neutralité toute républicaine. Mais en employant à plusieurs reprises depuis sa nomination à Matignon la formule “Dieu merci”, comme vous pouvez le voir dans notre vidéo en tête de cet article, Jean Castex semble bien avoir commis de légères entorses au sacro-saint dogme laïc dont il se dit l’apôtre. »
Les preuves du crime
Suivent les preuves du crime de lèse-laïcité. La première entorse concerne la crise sanitaire : « Cela ne signifie pas que nous soyons dans une situation grave comme nous l’étions en début d’année. Nous en sommes encore, Dieu merci, très loin. » Il saute aux yeux, voyez-vous, que le modèle à peine voilé du propos est l’action de grâce pour la santé retrouvée. La deuxième entorse évoque des agents de l’État : « Dieu merci, une immense majorité de la population fait confiance en la police. » On frise à l’évidence le maurrassisme, dans cette manière d’enrôler Dieu au service de l’ordre, fût-il républicain. La contradiction est flagrante, nous dit-on, avec les valeurs revendiquées haut et fort par Jean Castex dans le discours qui inaugura sa mission sur TF1. Interrogé sur ce qui le définissait, il avait placé la laïcité au cœur de son action, entre la responsabilité et l’autorité : « Mes valeurs, c’est la laïcité. La laïcité. Je ne peux pas admettre certains comportements, certaines déviances, certains replis sur soi, certains communautarismes. »
Un germe de déviance
On peut penser que le journaliste s’amuse avant tout à mettre un homme politique face à une apparente contradiction. Pourtant, il semble vraiment suggérer que dire « Dieu merci » revient à glisser discrètement une action de grâce dans un discours anodin. C’est un germe de « déviance ». Ce n’est pas tout-à-fait aussi grave que crier « Allah Akbar », mais ça pourrait le devenir. C’est un peu comme un catholique qui fait l’école à la maison, parce qu’il souhaite que son enfant de 8 ans passe plus de temps à apprendre l’orthographe qu’à s’initier à la sécurité routière sur un tricycle : c’est un communautarisme qui peut mener au « séparatisme ». Et le journalisme de conclure ainsi : « Le dernier remerciement en date à une action divine a été lancé par le Premier ministre ce vendredi 25 septembre, lorsqu’il s’est rendu sur les lieux de l’attaque à l’arme blanche près des anciens locaux parisiens de Charlie Hebdo. Interrogé par les journalistes sur “l’état” des deux blessés hospitalisés, le chef du gouvernement a assuré que “leurs jours ne sont pas en danger”, avant d’ajouter “Dieu merci!”, tic de langage oblige. »
Il y aurait là un débat linguistique et théologique stimulant : un « tic de langage » peut-il devenir prière ? Est-il une oraison jaculatoire qui s’ignore, montant des profondeurs de l’âme comme un lapsus révèlerait l’inconscient ?
Des pages de dictionnaires
Le problème est que Dieu fait partie de la langue française, comme les calvaires bretons font partie du patrimoine national. En bonne ou en mauvaise part, tel quel ou déformé, le nom de Dieu a rempli pendant de siècles les pages des dictionnaires : de « morbleu » (mort de Dieu) à « Dieu vous garde », de « palsambleu » (par le sang de Dieu) à « Dieu sait si… ». Son omniprésence dans les jurons fut même à l’origine d’un joli mot nouveau. Comme Henri IV prisait un peu trop le discrètement blasphématoire « Jarnidieu » (Je renie Dieu), son confesseur, l’abbé Coton, offrit son propre nom pour épargner le nom divin. Ainsi naquit « Jarnicoton », qui mériterait bien une nouvelle jeunesse dans la bouche de collégiens en quête d’insultes expressives.
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Devant ce « Dieu merci » devenu simple formule, on peut certes se désoler que les mots s’usent avec le temps. De même, on peut donner sans réfléchir « le bon Dieu sans confession » : la formule appellerait pourtant l’action de grâce pour l’étonnante bonté du Tout-Puissant et pour la Miséricorde offerte à tous par le canal sacramentel. La vigilance du journalisme contiendrait alors une de ces « vérités captives » chères au philosophe Jacques Maritain, en nous rappelant involontairement l’exigence du Décalogue : « Tu ne prononceras pas le nom de ton Dieu à faux. »
Emmanuel ou Jupiter ?
Jean Castex doit-il pour autant renoncer à dire « Dieu merci », pour éviter un nouveau blasphème, le blasphème contre la laïcité ? Il faudrait alors qu’il renonce, dans l’exercice de ses fonctions, à son prénom d’évangéliste. Il gagnerait plus encore à cesser de nommer le Président, puisqu’Emmanuel signifie « Dieu avec nous ». Au bout de cette nouvelle terreur lexicale, la laïcité lui dictera l’exclamation plus moderne qui s’impose : « Par Jupiter ! » Dans le domaine de la tenue scolaire, nous avons appris qu’il était « républicain » d’allonger les jupes. Dans le domaine du langage, il serait bon qu’être républicain ne consiste pas désormais à raccourcir les phrases.
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