La répression du blasphème dans l’histoire montre que les autorités de l’Église ont sans cesse prêché l’indulgence aux autorités de l’État. La semaine dernière, l’ouverture du procès des attentats contre Charlie Hebdo nous a amenés à distinguer au moins deux blasphèmes, à partir de la définition de saint Thomas d’Aquin : “Attribuer à Dieu ce qui ne lui convient pas”. D’un côté, un blasphème terroriste et haineux, celui des djihadistes, qui défigure Dieu et en fait le masque ou la cagoule derrière lequel commettre une tuerie. Rien de divin, bien sûr, dans ce fantasme de toute-puissance sanguinaire qui fait d’Allah l’autre nom d’une kalachnikov. De l’autre côté, le “blasphème” amoureux d’un Dieu qui s’abaisse, renonçant aux attributs jupitériens qui convenaient jusque-là à la divinité. D’un côté, un blasphème qui défigure Dieu jusqu’à en faire la plus odieuse caricature ; de l’autre, un blasphème qui Le transfigure par l’Incarnation, pour lui donner le visage inconcevable d’un crucifié qui pardonne à ses bourreaux.
La répression du blasphème
Tout en citant le président de la République, qui datait la “liberté de blasphémer” des débuts de la IIIe République, nous avions laissé de côté les précisions historiques. Elles nous semblent toutefois utiles, tant l’opinion courante est généralement convaincue que l’Église a longtemps poussé l’État, et particulièrement la monarchie, à réprimer sévèrement les blasphémateurs, au sens classique de ceux qui insultent Dieu en parole ou en acte.
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Il est pourtant avéré, comme l’écrit l’historienne Élisabeth Belma (1), dans une étude qui va du Moyen Âge au XVIIe siècle, que le blasphème, “grave péché théologique, fut réprimé plus sévèrement par les autorités laïques que par les autorités ecclésiastiques”. C’est vrai en France, où l’Église refusait fermement les mutilations corporelles, limite qu’ignora longtemps la justice royale. C’est vrai en Espagne, où les peines prévues par les lois civiles allaient de la prison et du fouet au percement de la langue ou aux galères, tandis que les pénitences imposées par les tribunaux du Saint-Office étaient assez bénignes, le maximum étant un “pardon” solennel au cours d’un autodafé. De là cette conclusion qui semble étonner même l’auteur de l’étude : “De façon paradoxale, mieux vaut tomber dans les rets de l’Inquisition que dans ceux du roi”.
“La dureté des châtiments ne convient pas”
Trois exemples historiques en offrent une bonne illustration. Le premier nous ramène au XIIIe siècle. Lorsque Louis IX envisagea la peine de mort contre les blasphémateurs aggravés et récidivistes, le pape Clément IV, tout en vantant ce signe extrême d’un amour zélé du Seigneur, demanda au futur saint Louis des peines temporelles moins lourdes. Il ne te convient pas, rappela le pape au roi, d’imiter Nabuchodonosor et Justinien dans la dureté des châtiments (2).
Le deuxième exemple date du XVIe siècle, lors de l’affaire dite “des Placards” sous François Ier. Dans la nuit du 17 octobre 1534, un texte protestant très hostile au catholicisme fut placardé dans plusieurs villes de France, sous le titre : “Articles véritables sur les horribles, grands et insupportables abus de la messe papale”. Ce manifeste virulent invitait à détruire les “idolâtres” que sont les catholiques. Le texte, on s’en souvient, fut placardé même sur la porte de la chambre royale à Amboise. François Ier, jusque-là plutôt tolérant vis-à-vis des membres de la “RPR”, la “Religion Prétendue Réformée”, décida une très lourde répression, bien illustrée par le mot qu’on lui attribue : “Dieu est connu pour être miséricordieux ; ce n’est pas du tout mon cas”. Une nouvelle fois, le pape désapprouva le roi. La formule de Paul III, dont l’apparente évidence peut faire sourire aujourd’hui, n’en était pas moins un clair désaveu de la décision royale : “C’est une cruelle mort de faire brûler vif un homme”.
L’évêque demande la grâce
Le troisième exemple nous fait dépasser les limites chronologiques de l’étude évoquée et permet d’établir un constat similaire pour le XVIIIe siècle. Il s’agit de la très fameuse affaire du chevalier de La Barre. Dans la version officielle voltairienne, suffisante pour obtenir un certificat de bon citoyen de l’Éducation nationale, les choses sont simples : le chevalier de La Barre, pour l’unique crime d’avoir chanté des chansons impies et de ne pas avoir ôté son chapeau devant une procession du Saint-Sacrement, fut torturé et eut la main coupée, avant d’être brûlé à petit feu (3).
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Passons sur le fait que le chevalier de la Barre se masturbait dans les ciboires et qu’il était accusé d’avoir profané un cimetière, en y brisant une grande croix. Cela ne vaut pas non plus le châtiment subi, cela va sans dire. Ce qui irait mieux en le disant, à propos de cette affaire sordide, c’est que l’évêque du lieu demanda en vain au Parlement la grâce du condamné. De son côté, le nonce du pape à Paris déclara partout que l’Inquisition romaine aurait donné au maximum un an de prison et probablement une simple mise en garde. Encore une fois, une honnêteté intellectuelle minimale amènerait à reconnaître que la cruauté n’était pas celle de l’Église.
La clémence du dogme
En 2007, lors du procès contre les caricatures de Mahomet, le directeur de Charlie Hebdo de l’époque, Philippe Val, s’était livré à un beau plaidoyer pour la liberté d’expression. “L’opposition du droit et du dogme est vieille comme notre civilisation”, avait-il affirmé (4). Peut-être, mais pas forcément dans le sens où Philippe Val l’entendait. Car le dogme n’a pas toujours été, loin s’en faut, plus sévère que le droit vis-à-vis du blasphème et de la liberté d’expression.
(1) Élisabeth Belmas, “La montée des blasphèmes à l’âge moderne du Moyen Âge au XVIIe siècle”, in Injures et blasphèmes, Imago, 1989, p. 15.
(2) Voir Jacques de Saint-Victor, Blasphème. Brève histoire d’un crime imaginaire, Gallimard, 2016, p. 25.
(3) Voir Voltaire, Dictionnaire philosophique, article « Torture », auquel Voltaire accole immédiatement, de manière très significative, l’article « Transsubstantiation ».
(4) Voir Greffier. Les carnets de Joann Sfar, 2007, Delcourt, p. 20.