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Quand les vices publics combattent les vertus privées

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Pierre-Yves Gomez - publié le 04/09/20
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Pierre-Yves Gomez inaugure une chronique bimensuelle de décryptage des mécanismes économiques contemporains, inspiré par la doctrine sociale de l’Église. Cette semaine, l’économiste montre les effets pervers du mythe de l’enrichissement par la consommation. “Que les Français dépensent au lieu d’épargner !” réclame le ministre Bruno Le Maire. Mais en période de crise, les ménages épargnent, et la machine à produire s’enraye…Comme toutes les sociétés, la nôtre se nourrit de récits mythiques. Leur vocation est d’illustrer et d’inculquer aux individus les mœurs indispensables au fonctionnement de la vie collective. Par exemple, le roman Robinson Crusoé, publié en 1719 par Daniel Defoe, a forgé le type idéal de l’individu autonome, capable de construire un environnement favorable, malgré l’adversité et l’isolement ; pour des générations de lecteurs, il est devenu le prototype de l’individu triomphant sur la nature. 

Le mythe des fripons utiles

À la même époque, en 1714, Bernard Mandeville écrivait La Fable des Abeilles, texte moins connu du grand public mais appelé à une influence encore plus durable sur nos mentalités. Dans cet essai allégorique, sous-titré Les Fripons devenus honnêtes gens, Mandeville soutient que mêmes les dépenses les plus extravagantes et superflues ont un effet favorable sur la société parce qu’elles permettent d’accroître l’activité économique. À la morale traditionnelle du travail utile et de l’épargne vertueuse, il oppose la frivolité et la prodigalité de la consommation des oisifs qui permet finalement de créer des emplois et de la richesse.

C’est ainsi que, selon l’aphorisme célèbre qui résume l’ouvrage, “les vices privés font la vertu publique” ; en d’autres termes, l’amoralité des comportements individuels produit, malgré tout, du bien-être collectif. Même les fripons s’avèrent être des honnêtes gens car “il faut que la fraude, le luxe et la vanité subsistent, si nous voulons en retirer les doux fruits”.

L’amoralité de la consommation

Élaborée au début du XVIIIe siècle, cette vision de la société conduite vers la richesse parce qu’on laisse chacun consommer à sa guise, a contribué à former notre imaginaire et elle a légitimé nombre de théories et de politiques économiques. Nous sommes désormais facilement persuadés que si la consommation fléchit, toute l’activité en pâtit, la croissance stagne, le chômage et la crise menacent. Cela est d’autant plus certain quand, dans nos pays, la consommation est le fait non plus d’une petite poignée de privilégiés oisifs mais de la masse des citoyens. Il faut qu’ils consomment à tout prix.

L’amoralité de la consommation repose malgré tout sur une morale implicite : la liberté suprême des individus, c’est d’agir selon leurs désirs et leurs penchants.

L’amoralité de la consommation repose malgré tout sur une morale implicite : la liberté suprême des individus, c’est d’agir selon leurs désirs et leurs penchants. Les choses semblent se compliquer en temps d’incertitude économique. Les ménages ont tendance à constituer de l’épargne de précaution en attendant des jours meilleurs. Devenus des fourmis vertueuses, ils dépensent moins. À leur niveau, c’est du bon sens. Mais au niveau collectif, la machine à produire risque de se gripper, les emplois sont menacés et, avec eux, les revenus et la consommation future. Le cycle infernal de la récession s’annonce.

Décourager l’épargne

Pour l’éviter, il ne faut surtout pas “laisser faire” les épargnants mais stimuler, au contraire, leurs appétits vacillants de dépenses. Les gouvernants interviennent pour soutenir massivement les revenus par des aides en tous genres, pour faciliter les crédits et décourager l’épargne grâce à des taux faibles, et promouvoir coûte que coûte la consommation quitte à s’endetter eux-mêmes sans mesure. Retournant la conclusion de Mandeville, les vices publics combattent les vertus privées. C’est ce que montre bien la situation actuelle.



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L’illusion de la Fable des abeilles, c’est de croire que, dans une société dominée par les rapports économiques, nous agissons, tel Robinson Crusoé, en toute autonomie les uns vis-à-vis des autres. En fait, individuellement, il nous faut consommer toujours plus car l’équilibre de notre vie collective en dépend. Comme l’écureuil qui tourne dans sa roue pour attraper une noisette qui lui échappe toujours, le cycle de notre prospérité économique nous invite à courir pour consommer plus qu’il n’en faut afin de garantir les revenus qui permettront de maintenir de futurs excès de consommation.



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