À l’occasion du cinquantième anniversaire de la mort de François Mauriac, Aleteia est allé interroger Caroline Casseville, spécialiste de l’écrivain et directrice avec Jean Touzot d’un impressionnant dictionnaire consacré à Mauriac..À l’occasion du cinquantième anniversaire de la mort de François Mauriac, de nombreux événements auront lieu, notamment des tables rondes animées par Jean-Claude Ragot avec l’Université Bordeaux Montaigne les 10 novembre, 24 novembre et 2 décembre prochains, sur les thèmes : Polémiques et politique ; croire ; du réel à la fiction.
50 ans après sa mort, pourquoi François Mauriac peut-être considéré comme un auteur très actuel ?
Caroline Casseville : François Mauriac a été un témoin fascinant du XXe siècle. Sa longévité a été exceptionnelle. Son œuvre parcourt tout le XXe siècle. Né l’année de la mort de Victor Hugo, il a connu Mai 1968, Serge Gainsbourg et Brigitte Bardot. Il a réagi tout au long de sa vie aux événements du monde et abordé les grands sujets qui font encore notre actualité. Son attention à la protection de l’environnement et à la préservation de la nature, des paysages, ainsi que sa critique d’une certaine forme de progrès qui assassine l’humain, en font un écologiste avant l’heure. Poète, romancier, dramaturge, journaliste, François Mauriac est un écrivain polygraphe qui a abordé tous les styles d’écriture avec brio. Un des éléments qui fait son succès encore aujourd’hui, c’est son art de peindre les passions humaines, et donc étymologiquement la souffrance. Il le fait avec une grande lucidité, avec un regard tranchant, sans se payer de mots et souvent avec une plume acérée.
D’où vient cette lucidité ?
Mauriac dispose d’une assise spirituelle solide qui lui donne des valeurs avec lesquelles il ne transige pas. Il a un double héritage. D’un côté, sa mère l’élève dans un catholicisme austère et rigoriste, où la lettre domine parfois l’esprit. Et Mauriac écrira : « Malheur au garçon dont les clous, l’éponge de fiel, la couronne d’épines furent les premiers jouets »… De l’autre, son père, qu’il a perdu très jeune, le met en contact avec une famille républicaine et athée, adepte de la libre pensée. C’est ce double héritage qui lui permet d’éprouver sa foi et ses valeurs. Cela lui apprend aussi à garder une certaine distance et à exercer son esprit critique. Et parce qu’il sait quelle est sa place et d’où il vient, il peut être indépendant et libre. Il défend la dignité humaine, convaincu que chaque être mérite d’être pardonné, compris, sauvé. Charité et justice lui apparaissent indissociables.
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Comment vivait-il sa foi catholique ?
Mauriac avait une foi très incarnée. Le Christ est absolument central pour lui. Ce n’est pas une foi très ancrée dans le surnaturel comme pour Claudel ou Bernanos. C’est d’abord son l’amour pour le Christ, et avec lui pour toute l’humanité souffrante, qui importe. Il ne supporte pas le formalisme religieux qui fait oublier le cœur de la révélation chrétienne, à savoir que Dieu est amour. Ce qui ne l’empêche pas de douter et de remettre en cause ce à quoi il croit, (je fais allusion à Ce que crois) et ce que prouve une crise, finalement surmontée, dans sa foi à la fin des années 1920. Cette vérité explique également l’intégration dans ses romans des contradictions de l’homme, comme dirait Pascal. Il y a beaucoup d’ambivalence chez Mauriac. Les héros qui l’intéressent le plus sont les pécheurs, l’humanité la plus courante, qui peut devenir monstrueuse ou sainte, capable du meilleur comme du pire. Ils sont créés à son image, reflet de ses propres contradictions. Mauriac aimait à raconter cette anecdote : un jour, alors qu’une de ses lectrices l’interroge en lui demandant : “Où allez-vous chercher toutes ces horreurs et tous ces monstres ?”, il répond “En moi, Madame !”… Plus sérieusement, ce qui peut sauver toute personne, pour Mauriac, c’est la découverte, toujours possible, de l’esprit d’enfance, mais c’est aussi la reconnaissance de ses propres faiblesses, de ses défaillances. C’est ce qui peut faire du pécheur un saint. C’est aussi de cet esprit d’enfance que découle la vraie poésie, comme une forme d’innocence perdue.
Pourquoi écrivait-il et quel lien cela avait-il avec sa foi ?
Si Mauriac a embrassé des genres variés d’écriture, on peut quand même trouver une ligne directrice entre le journalisme, les romans, la poésie et les récits à caractère autobiographique comme les Mémoires intérieurs. La clef, pour lui, c’est la notion de parole à transmettre. François Mauriac écrit pour témoigner, parce que “écrire, c’est agir” et que selon les paroles bibliques : “Au commencement était le verbe”. La poésie, qui exprime la beauté du monde, l’art, la pureté, est essentielle pour lui. Il dit justement : “Un poète, j’en suis un, je n’ai même été que cela”. Dans ses romans, la poésie passe par la peinture de la souffrance et des passions. On y retrouve comme dans son poème, Le Sang d’Atys, deux grandes aspirations, avec d’un côté une aspiration à l’élévation, au spirituel, et de l’autre une aspiration au désir, à la volupté, qu’il perçoit toujours avec une certaine terreur et culpabilité. Il y a toujours les forces d’en haut et les forces d’en bas : Dieu et Mammon.
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Cette vision de l’écriture explique aussi sa conception du journalisme comme “une sorte de journal intime ; une transposition à l’usage du grand public des émotions et des pensées quotidiennes suscitées en nous par l’actualité”. Dans ses articles, Mauriac ne se limite pas à un seul sujet. Il n’est pas dans une prose journalistique normée et normative. Tout ce qui fait débat dans l’actualité et lui semble d’importance va être réfléchi, pensé. Mais il peut aussi réagir à chaud. Il nous surprend toujours quand il écrit : il passe des choses les plus sérieuses à des sujets plus anodins issus du quotidien. Il donne un sentiment de proximité au lecteur et rappelle que tout a de l’importance. Mais cela ne l’empêche pas d’être parfois féroce avec ses adversaires ou ses détracteurs, comme Sartre, lorsqu’il titre l’un de ses articles “L’excrémentialisme”. Mauriac n’était pas un saint et il s’est souvent battu contre son propre camp, ce qu’on lui a suffisamment reproché.
Quel rapport avait-il avec les écrivains non catholiques ?
De nombreux écrivains non catholiques ont beaucoup compté pour Mauriac. On pense d’abord à l’agnostique Barrès. C’était à ses débuts le maître incontesté de Mauriac, qui revendiqua son influence avant de s’éloigner de ce “maître” devenu encombrant, du fait de ses engagements, et qui ne lui a pas accordé autant d’attention que ce que Mauriac attendait. Le rapport à Proust, c’est une autre histoire. Mauriac éprouve une fascination pour Proust sans égal. Il n’écrit pas comme Proust mais ils ont en commun une certaine notion du temps, une façon de le saisir. Contrairement à Proust, Mauriac ne passe pas par des “réminiscences”, il actualise sans cesse son passé en le vivant au présent et notamment à travers les lieux dont il a hérité. On pense aussi évidemment à Gide. Il y a cette fois une vraie rencontre, un dialogue sur plusieurs années. C’est une relation complexe, fascinante, faite d’admiration et de méfiance. Mauriac a eu avec Gide un vrai débat intellectuel, c’est une sorte de double de lui-même en négatif. C’est en quelque sorte son meilleur ennemi. Gide le pousse dans ses retranchements et c’est grâce à lui que Mauriac va écrire Dieu et Mammon. Cela permet à Mauriac de réfléchir à la question de la responsabilité du romancier.
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Au final, Mauriac est un être de dialogue, qui écoute mais qui sait faire preuve d’esprit critique. On pense à la parole de saint Paul : “Discernez la valeur de toute chose : ce qui est bien, gardez-le.” Il s’imprègne et s’enrichit du débat avec les non catholiques pour nourrir son œuvre d’essayiste. Sa modernité peut encore être une source d’inspiration aujourd’hui !
Que retenir de Mauriac pour les nouvelles générations ?
Qu’il ne faut pas cesser d’exercer son libre-arbitre. Savoir interroger ses choix en se demandant s’ils correspondent à ce que l’on veut pour soi-même et pour les autres, ceux qui font société avec nous. Garder son cap, en quelque sorte. Il y a un an, un de mes étudiants, qui était indien, a lu Genitrix. Il a vécu ce roman comme une vraie découverte en me disant qu’il retrouvait les mêmes mécanismes psychologiques que dans son pays. Il m’a demandé pourquoi on n’étudiait pas Mauriac en Inde ! Dans les jeunes générations d’écrivain, pensons à Leila Slimani, qui a affirmé que Mauriac l’avait influencée, pour l’écriture de Chanson douce par exemple. En fait, Mauriac dépeint les contradictions qui sont dans tout être humain. Il part du singulier pour aller à l’universel, son humanisme est incarné. Oui, je crois que Mauriac peut continuer à intéresser les jeunes générations, parce qu’au fond celui qui écrit « on ne parle jamais que de soi », continue à nous parler de nous.
Dictionnaire François Mauriac, Sous la direction de Caroline Casseville et Jean Touzot, Éditions Honoré Champion, Mars 2019, 150€