La Cour constitutionnelle de Karlsruhe a rétabli à titre conservatoire la liberté religieuse suspendue en Allemagne pour des raisons sanitaires. Une décision qui pourrait faire évoluer l’interdiction des rassemblements cultuels dans les autres pays européens.La liberté de cultes occupe beaucoup les esprits depuis que le confinement se prolonge et que, mardi 28 avril, le Premier ministre a annoncé devant l’Assemblée nationale « qu’il est légitime de demander de ne pas organiser de cérémonies avant le 2 juin ».
En France, sous l’empire des textes en vigueur (décret du 23 mars 2020), les manifestations cultuelles sont encore interdites de manière absolue sur l’ensemble du territoire. Demeure cependant le maintien de l’ouverture des « établissements recevant du public de catégorie V », c’est-à-dire des « lieux de culte », mais sans faculté explicite de dérogation pour s’y rendre depuis son domicile, sans exception pour les aumôniers d’hôpitaux ou d’Ephad. Enfin, les funérailles sont autorisées, mais « dans la limite de vingt personnes ».
En Europe, « atteinte grave à la liberté des cultes »
Ce régime se retrouve sensiblement chez nos voisins européens, avec les mêmes réserves de la part des représentants des religions. Dans une première analyse, nous avons fait mention d’un arrêt rendu par la Cour constitutionnelle d’Allemagne, dite Cour de Karlsruhe, plus haute juridiction, unanimement respectée, rendu au fond le 10 avril 2020, arrêt n° 1 BvQ 28/20, qui rejetait une requête tendant à contester la légalité de suspension de la liberté de culte pour prévenir le risque de contagion lors des assemblées religieuses.
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Malgré ce rejet, cet arrêt, le seul à notre connaissance d’une cour constitutionnelle d’un État de l’Union européenne, laissait entrevoir le réexamen de la question, car la Cour confirmait l’existence d’« une atteinte grave à la liberté des cultes ». Cet arrêt était donc provisoire en ce sens où le pragmatisme de l’évolution de la pandémie et le processus engagé de déconfinement impliquent nécessairement le rétablissement au plus tôt d’une liberté aussi fondamentale que l’est la liberté religieuse, tant dans la Loi fondamentale d’Allemagne, dont l’article 4 énonce : « Le libre exercice du culte est garanti », que dans l’article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales .
Un référé constitutionnel
C’est chose faite, ou presque. Une association de confession musulmane, comptant environ 1.300 membres, a contesté la légalité du maintien en vigueur d’une ordonnance « Covid-19 » (c’est-à-dire un texte à valeur de loi d’État) édictée par l’État de Basse-Saxe, et s’appliquant à tous les cultes, leur enjoignant l’interdiction de rassemblements cultuels. Le président de la 2e chambre du Premier Sénat de la Cour constitutionnelle fédérale, saisie en urgence contre un arrêt de la Cour administrative supérieure de Basse-Saxe, a rejeté la requête mais, selon une procédure qui s’apparente à un « référé constitutionnel » avec des pouvoirs conservatoires et provisoires, a rendu le 29 avril 2020 une ordonnance n° 1 BvQ 44/20 qui vient suspendre la décision de la Cour administrative supérieure de Basse-Saxe et la législation « Covid-19 » de ce Lander. Explication : l’extrême gravité de suspendre la liberté des cultes et la justification — pour y déroger — de motifs sérieux, nécessaires, non discriminants, continus et comparatifs avec les autres activités sociales.
Une décision remarquable
Il est intéressant de communiquer, pour le verser au débat, les principaux attendus de cette ordonnance du président de la 2e chambre du Premier Sénat de la Cour de Karlsruhe, qui, bien sûr, devra être confirmée sur le fond, ultérieurement, au terme du débat contradictoire devant la Cour. Mais il s’agit incontestablement, et soulignons-le, à l’initiative d’une association de confession musulmane, d’une décision très remarquable, dépassant le symbole, sur la liberté religieuse en période de crise sanitaire aiguë, le juge constitutionnel allemand faisant du critère de proportionnalité — jusque dans le détail comparatif avec les modalités des autres activités permises — sa grille de lecture pour rétablir à titre conservatoire une liberté aussi précieuse aux droits de l’homme.
Il est à noter que si le requérant est de confession musulmane, la décision de la Cour extrapole à tous les cultes le bénéfice de cette jurisprudence, l’étendant à l’« ouverture provisoire de la possibilité d’autoriser des exceptions à l’interdiction générale des cultes dans les églises, les mosquées et les synagogues sur demande dans des cas individuels » :
« Considérations essentielles de la Chambre (traduction non officielle) :
« La Chambre a fait droit à la demande de mesures provisoires. Une protection juridique temporaire doit être accordée parce qu’attendre la conclusion d’une procédure de recours constitutionnel irait très probablement à l’encontre de l’objectif premier du requérant, qui est de faire la prière du vendredi pendant le mois de Ramadan, et l’empêcherait de prier ensemble, ce qui constitue une forme essentielle de pratique religieuse, pendant une longue période, bien qu’un recours constitutionnel contre la décision de rejet de la Cour administrative supérieure ait probablement abouti.
« Toutefois, l’hypothèse de la Cour administrative supérieure selon laquelle la situation de risque en matière de shopping et de services religieux peut être évaluée différemment n’est pas contestable. Il ressort des propres observations du requérant que l’évaluation du risque d’infection par contact entre personnes lors de l’organisation de services religieux dans des mosquées dépend dans une plus large mesure des circonstances concrètes du cas d’espèce, par exemple en ce qui concerne la taille et la structure de la communauté religieuse concernée, que lorsque les achats sont effectués dans des points de vente. Par exemple, il souligne qu’il dépend de la doctrine représentée dans chaque cas si la prière du vendredi est chantée et la prière communautaire est dite à haute voix par tous les croyants. Dans son cas, le requérant affirme également qu’il connaît les membres de sa congrégation, ce qui lui permet de les inviter individuellement à une prière du vendredi chacun, évitant ainsi les files d’attente devant la mosquée.
« Toutefois, compte tenu de la grave atteinte à la liberté de croyance que l’interdiction des services religieux dans les mosquées implique, selon la requérante, en tout cas dans la mesure où les prières du vendredi pendant le mois de Ramadan sont également couvertes, il n’est guère justifiable que l’ordonnance n’ouvre pas la possibilité d’autoriser exceptionnellement de tels services religieux dans des cas individuels où, sur la base d’une évaluation globale des circonstances spécifiques — éventuellement avec l’intervention de l’autorité sanitaire compétente — une augmentation pertinente du risque d’infection peut être niée de manière fiable. Cela s’applique en tout cas compte tenu de la situation actuelle de danger et de la stratégie actuelle de lutte contre les dangers épidémiologiques qui en découle. Il n’est pas évident qu’une évaluation positive au cas par cas ne puisse jamais être faite. Les observations du requérant indiquent clairement quelles sont les possibilités à cet égard. Il souligne que les prières du vendredi qu’il dirige ne sont pas chantées et que seul l’imam prie à haute voix pendant la prière communautaire. Les garanties proposées sont l’obligation pour les fidèles de porter un protecteur buccal et nasal, le marquage des lieux de la mosquée que les fidèles peuvent emprunter pour prier, et une augmentation de la distance de sécurité par rapport aux exigences applicables aux points de vente, une légère augmentation du nombre de lieux où les fidèles peuvent prier, et une augmentation de la distance de sécurité entre la mosquée et les points de vente.
« Dans le cas d’une demande d’autorisation exceptionnelle de services religieux, qui peut désormais être également déposée par le requérant, le poids de l’atteinte à la liberté de foi associée à l’interdiction est décisif pour l’évaluation du risque, qui est particulièrement important ici en ce qui concerne la prière du vendredi pendant le mois de jeûne du Ramadan, mais aussi, entre autres, la possibilité de contrôler efficacement le respect des conditions et des restrictions, les conditions locales ainsi que la structure et la taille de la communauté confessionnelle respective et enfin, mais pas des moindres, l’évaluation actuelle – si nécessaire également liée à la région – des dangers pour la vie et l’intégrité corporelle émanant des contacts sociaux.
« Enfin, la chambre rappelle que l’objet de la décision est uniquement la question d’une autorisation provisoire et exceptionnelle de services religieux sur la base des circonstances spécifiques qui ont été présentées et discutées au cours de la procédure judiciaire. »