Le Chemin de croix conduit par le pape François débutera à 21h près de l’obélisque du Vatican et sera effectué à la lumière des torches. Vous pourrez le suivre en direct sur Aleteia avec le concours de KTO. Deux groupes de cinq personnes conduiront ces méditations : l’un formé par les détenus d’un établissement pénitencier de Padoue, le second par des médecins et des infirmières du service santé et hygiène du Vatican
Ce chemin de croix 2020 a été préparé par l'aumônerie de la maison de détention "Due Palazzi" à Padoue. Accueillant l’invitation du Pape François, quatorze personnes ont médité sur la Passion de Notre Seigneur Jésus Christ la rendant actuelle dans leurs existences. Parmi elles figurent cinq personnes détenues, une famille victime d’un crime d’homicide, la fille d’un homme condamné à la réclusion à perpétuité, une éducatrice de la prison, un magistrat de surveillance, la mère d’une personne détenue, une catéchiste, un frère volontaire, un agent de Police pénitentiaire ainsi qu’un prêtre accusé et ensuite absous définitivement par la justice après huit années de procès ordinaire.
Le pape François s'est dit "ému" à la lecture des méditations que les prisonniers et les personnes associées à la prison avaient préparées : "Je me suis senti très impliqué dans cette histoire, je me suis senti comme un frère qui a fait des erreurs, et comme ceux qui acceptent de se tenir à leurs côtés pour reprendre l'ascension". "Il n'est pas facile d'équilibrer la miséricorde et la justice", a-t-il poursuivi, mais lorsque cet équilibre est atteint, toute la société en profite.
Les textes recueillis par l’aumônier don Marco Pozza et par la volontaire Tatiana Mario, ont été écrits à la première personne, mais on a fait le choix de ne pas mettre le nom : Celui qui a participé à cette méditation a voulu prêter sa voix à tous ceux qui, dans le monde, partagent la même condition. Ce soir, dans le silence des prisons, la voix d’un seul veut devenir la voix de tous.
Prions
Première Station Jésus est condamné à mort
(Méditation d’une personne détenue condamnée à perpétuité)
Pilate, dans son désir de relâcher Jésus, leur adressa de nouveau la parole. Mais ils vociféraient : « Crucifie-le ! Crucifie-le ! ». Pour la troisième fois, il leur dit : « Quel mal a donc fait cet homme ? Je n’ai trouvé en lui aucun motif de condamnation à mort. Je vais donc le relâcher après lui avoir fait donner une correction ». Mais ils insistaient à grands cris, réclamant qu’il soit crucifié ; et leurs cris s’amplifiaient. Alors Pilate décida de satisfaire leur requête (Lc 23, 20-24).
Plusieurs fois, dans les tribunaux et dans les journaux, résonne ce cri : « Crucifie-le, crucifie-le ! ». C’est un cri que j’ai aussi entendu sur moi : j’ai été condamné, avec mon père, à la réclusion à perpétuité. Ma crucifixion a commencé quand j’étais enfant : quand j’y pense, je me revois recroquevillé dans le minibus qui m’amenait à l’école, exclu à cause de mon bégaiement, sans aucune relation. J’ai commencé à travailler lorsque j’étais petit, sans pouvoir étudier : l’ignorance a eu le dessus sur ma naïveté. Ensuite le harcèlement a volé des brins d’enfance à cet enfant né dans la Calabre des années Soixante. Je ressemble plus à Barabbas qu’au Christ, et pourtant la condamnation la plus féroce demeure celle de ma conscience : la nuit, j’ouvre les yeux et je cherche désespérément une lumière qui éclaire mon histoire.
Lorsque, enfermé dans ma cellule, je relis les pages de la Passion du Christ, je fonds en larmes : après vingt-neuf ans de galère, je n’ai pas encore perdu la capacité de pleurer, d’avoir honte de mon histoire passée, du mal accompli. Je me sens Barabbas, Pierre et Judas dans une seule personne. Le passé est quelque chose dont j’éprouve du dégoût, même si je sais que c’est mon histoire. J’ai vécu des années soumis au régime restrictif de l’article 41-bis (de la législation pénitentiaire), et mon père est mort réduit à la même condition. Tant de fois, la nuit, je l’ai entendu pleurer dans la cellule. Il le faisait en cachette mais je m’en apercevais. Nous étions tous les deux dans l’obscurité profonde. Cependant, dans cette non-vie, j’ai toujours cherché quelque chose qui fût vie : c’est étrange à dire, mais la prison a été mon salut. Si pour quelqu’un je suis encore Barabbas, je ne m’énerve pas : je ressens, dans mon cœur, que cet Homme innocent, condamné comme moi, est venu me chercher en prison pour m’éduquer à la vie.
Deuxième Station Jésus est chargé de la croix
(Méditation de deux parents dont une fille a été tuée)
Les soldats l’emmenèrent à l’intérieur du palais, c’est-à-dire dans le Prétoire. Alors ils rassemblent toute la garde, ils le revêtent de pourpre, et lui posent sur la tête une couronne d’épines qu’ils ont tressée. Puis ils se mirent à lui faire des salutations, en disant : « Salut, roi des Juifs ! » Ils lui frappaient la tête avec un roseau, crachaient sur lui, et s’agenouillaient pour lui rendre hommage. Quand ils se furent bien moqués de lui, ils lui enlevèrent le manteau de pourpre, et lui remirent ses vêtements. Puis, de là, ils l’emmènent pour le crucifier (Mc 15, 16-20).
Au cours de cet été horrible, notre vie de parents est morte avec celle de nos deux filles. L’une a été tuée avec sa meilleure amie par la violence aveugle d’un homme sans pitié ; l’autre, survivante par miracle, a été privée pour toujours de son sourire. Notre vie a été une vie de sacrifices, fondée sur le travail et sur la famille. Nous avons enseigné à nos enfants le respect de l’autre et la valeur du service envers celui qui est plus pauvre. Souvent nous nous demandons : “Pourquoi justement à nous, ce mal qui nous est arrivé ?”. Nous ne trouvons pas de paix. Pas même la justice, dans laquelle nous avons toujours cru, n’a été capable de soulager les blessures les plus profondes : notre condamnation à la souffrance restera jusqu’à la fin.
Le temps n’a pas allégé le poids de la croix mise sur nos épaules : nous n’arrivons pas à oublier celle qui n’est plus aujourd’hui. Nous sommes âgés, toujours plus sans défense, et nous sommes victimes de la pire douleur qui existe : survivre à la mort d’une fille.
Difficile à dire, mais au moment où le désespoir semble prendre le dessus, le Seigneur, de différentes manières, vient à notre rencontre en nous donnant la grâce de nous aimer comme époux, en nous soutenant l’un l’autre, même péniblement. Il nous invite à garder ouverte la porte de notre maison au plus faible, au désespéré, en accueillant celui qui frappe même seulement pour un bol de soupe. Avoir fait de la charité notre commandement est pour nous une forme de salut : nous ne voulons pas céder au mal. L’amour de Dieu, en effet, est capable de régénérer la vie parce que, avant nous, son Fils Jésus a fait l’expérience de la douleur humaine pour pouvoir en sentir la juste compassion.
Troisième StationJésus tombe pour la première fois
(Méditation d’une personne détenue)
En fait, c’étaient nos souffrances qu’il portait, nos douleurs dont il était chargé. Et nous, nous pensions qu’il était frappé, meurtri par Dieu, humilié. Or, c’est à cause de nos révoltes qu’il a été transpercé, à cause de nos fautes qu’il a été broyé. Le châtiment qui nous donne la paix a pesé sur lui : par ses blessures, nous sommes guéris. Nous étions tous errants comme des brebis, chacun suivait son propre chemin. Mais le Seigneur a fait retomber sur lui nos fautes à nous tous (Is 53, 4-6).
C’était la première fois que je tombais, mais cette chute a été pour moi la mort : j’ai ôté la vie à une personne. Il a suffi d’un seul jour pour passer d’une vie irréprochable à l’accomplissement d’un geste dans lequel est contenue la violation de tous les commandements. Je me sens comme la version moderne du larron qui implore le Christ : « Souviens-toi de moi ! ». Plus que repenti, je l’imagine comme quelqu’un qui est conscient d’être sur la mauvaise route. De mon enfance, je me rappelle l’environnement froid et hostile dans lequel j’ai grandi : il suffisait de débusquer une fragilité chez l’autre pour la transformer en une forme de divertissement. Je cherchais des amis sincères, je voulais être accepté comme j’étais, sans y parvenir. Je souffrais pour le bonheur des autres, je sentais les bâtons dans les roues, ils me demandaient seulement des sacrifices et des règles à respecter : je me suis senti étranger pour tous et j’ai cherché, à tout prix, ma revanche.
Je ne me suis pas rendu compte que le mal, lentement, grandissait en moi. Jusqu’à ce que, un soir, sonne mon heure des ténèbres : en un instant, les souvenirs de toutes les injustices subies dans la vie se sont déchaînés, comme une avalanche. La colère a assassiné la gentillesse, j’ai commis un mal immensément plus grand que tout ce que j’avais reçu. En prison, ensuite, l’injure des autres est devenue un mépris envers moi-même : il suffisait de peu pour y mettre fin, j’étais arrivé au point de rupture. J’avais aussi conduit ma famille dans le ravin : ils ont perdu à cause de moi leur nom, l’honorabilité, ils sont devenus seulement la famille de l’assassin. Je ne cherche pas d’excuses ni de remises, j’expierai ma peine jusqu’au dernier jour parce qu’en prison j’ai trouvé des gens qui m’ont redonné la confiance perdue.
Ne pas penser qu’il existait la bonté dans le monde a été ma première chute. La deuxième, l’homicide, a été presque une conséquence : j’étais déjà mort à l’intérieur.
Quatrième StationJésus rencontre sa Mère
(Méditation de la maman d’une personne détenue)
Or, près de la croix de Jésus se tenaient sa mère et la sœur de sa mère, Marie, femme de Cléophas, et Marie Madeleine. Jésus, voyant sa mère, et près d’elle le disciple qu’il aimait, dit à sa mère : « Femme, voici ton fils ». Puis il dit au disciple : « Voici ta mère. » Et à partir de cette heure-là, le disciple la prit chez lui (Jn 19, 25-27).
Pas même un instant j’ai ressenti la tentation d’abandonner mon fils face à sa condamnation. Le jour de l’arrestation, toute notre vie a changé : toute la famille est entrée en prison avec lui. Aujourd’hui encore, le jugement des gens ne se calme pas, c’est une lame tranchante : les doigts pointés contre nous tous alourdissent la souffrance que nous portons déjà dans le cœur.
Les blessures grandissent au fil des jours, en nous enlevant même le souffle.
Je sens la proximité de la Vierge Marie : elle m’aide à ne pas me faire écraser par le désespoir, à supporter les méchancetés. Je lui ai confié mon fils : à Marie seulement je peux confier mes peurs, puisqu’elle-même les a ressenties pendant qu’elle montait au Calvaire. Dans son cœur elle savait que son Fils n’échapperait pas au mal de l’homme, mais elle ne l’a pas abandonné. Elle se tenait là, pour en partager la douleur, l’accompagnant de sa présence. J’imagine que Jésus, en levant le regard, a rencontré ses yeux pleins d’amour et ne s’est jamais senti seul.
C’est ce que je veux faire, moi aussi.
J’ai pris sur moi les fautes de mon fils, j’ai aussi demandé pardon pour mes responsabilités. J’implore sur moi la miséricorde que seule une mère arrive à ressentir, pour que mon fils puisse retourner vivre après avoir expié sa peine. Je prie tout le temps pour lui, pour qu’il puisse, jour après jour, devenir un homme différent, capable d’aimer de nouveau, lui-même et les autres.
Cinquième Station Jésus est aidé par le Cyrénéen
(Méditation d’une personne détenue)
Comme ils l’emmenaient, ils prirent un certain Simon de Cyrène, qui revenait des champs, et ils le chargèrent de la croix pour qu’il la porte derrière Jésus (Lc 23, 26).
Avec mon métier j’ai aidé des générations d’enfants à marcher droit. Puis, un jour, je me suis trouvé à terre. C’était comme s’ils m’avaient brisé le dos : mon travail est devenu un point d’appui d’une condamnation infamante. Je suis entré en prison : la prison est entrée chez moi. Depuis ce moment-là, je suis devenu un errant dans la ville : j’ai perdu mon nom, on m’appelle par celui du crime dont la justice m’accuse, je ne suis plus le maître de ma vie. Quand j’y pense, il me revient à l’esprit cet enfant avec les chaussures trouées, les pieds mouillés, les habits usés : c’était moi, autrefois, cet enfant. Puis, un jour, l’arrestation : trois hommes en uniforme, un protocole rigide, la prison qui m’engloutit vivant dans son béton.
La croix qu’on m’a chargée sur les épaules est lourde. Au fil des jours j’ai appris à vivre avec ça, à la regarder en face, à l’appeler par son nom : nous passons des nuits entières à nous tenir compagnie. Dans les prisons, tout le monde connaît Simon de Cyrène : c’est le deuxième nom des volontaires, de celui qui gravit ce calvaire pour aider à porter une croix ; ce sont les gens qui refusent la loi de la meute en se mettant à l’écoute de la conscience. Simon de Cyrène, c’est ensuite mon compagnon de cellule : je l’ai connu la première nuit passée en prison. C’était un homme qui avait vécu pendant des années sur un banc, sans affection ni revenus. Sa seule richesse était la fabrication de brioches. Friand de gâteaux, il a insisté pour que j’en amène à ma femme, la première fois qu’elle est venue me trouver : elle a fondu en larmes pour ce geste aussi inattendu que généreux.
Je suis en train de vieillir en prison : je rêve de retourner un jour faire confiance à l’homme. De devenir un Cyrénéen de la joie pour quelqu’un.
Sixième Station Véronique essuie le visage de Jésus
(Méditation d’une catéchiste de la paroisse)
Comme catéchiste, j’essuie beaucoup de larmes, en les laissant couler : on ne peut limiter le trop-plein des cœurs déchirés. Tant de fois je rencontre des hommes désespérés qui, dans l’obscurité de la prison, cherchent un pourquoi à leur mal qui leur semble infini. Ces larmes ont le goût de la défaite et de la solitude, du remords et du manque de compréhension. J’imagine souvent Jésus en prison à ma place : comment essuierait-il ces larmes ? Comment apaiserait-il l’angoisse de ces hommes qui ne trouvent pas une voie de sortie à ce qu’ils sont devenus en cédant au mal ?
Trouver une réponse est un exercice ardu, souvent incompréhensible pour nos logiques humaines petites et limitées. Le chemin que le Christ m’a suggéré c’est celui de contempler ces visages défigurés par la souffrance, sans en ressentir de la peur. Il m’est demandé de rester là, à côté, en respectant leurs silences, en écoutant la douleur, en cherchant à regarder au-delà du préjudice. Exactement comme le Christ regarde avec des yeux pleins d’amour nos fragilités et nos limites. A chacun, même aux personnes emprisonnées, la possibilité de devenir des personnes nouvelles est offerte chaque jour, grâce à ce regard qui ne juge pas mais qui donne vie et espérance.
Et de cette manière les larmes tombées peuvent devenir le germe d’une beauté qu’il était même seulement difficile d’imaginer.
Septième StationJésus tombe pour la deuxième fois
(Méditation d’une personne détenue)
Jésus disait : « Père, pardonne-leur : ils ne savent pas ce qu’ils font. » Puis, ils partagèrent ses vêtements et les tirèrent au sort (Lc 23, 34).
Lorsque je passais devant une prison, je regardais de l’autre côté : je me disais, “je ne finirai jamais là-dedans”. Les fois où je la regardais, je respirais mélancolie et obscurité : il me semblait passer à côté d’un cimetière de morts vivants. Puis un jour, j’ai été écroué, avec mon frère. Comme si cela ne suffisait pas, j’y ai aussi conduit mon père et ma mère. De pays étranger qu’elle était, la prison est devenue notre maison : nous les hommes, nous étions dans une cellule, la mère dans une autre. Je les regardais, j’avais honte de moi : je n’ai plus envie de m’appeler homme. Ils sont en train de vieillir en prison à cause de moi.
Je suis tombé à terre deux fois. La première fois lorsque le mal m’a fasciné et j’ai cédé : vendre de la drogue, à mes yeux, valait plus que le travail de mon père qui travaillait durement dix heures par jour. La deuxième fois, c’était quand, après avoir ruiné la famille, j’ai commencé à me demander : “Qui suis-je pour que le Christ meure pour moi ?”. Le cri de Jésus – « Père, pardonne-leur : ils ne savent pas ce qu’ils font » – je le lis dans les yeux de ma mère : elle a assumé la honte de tous les hommes de la maison pour sauver la famille. Et il a le visage de mon père qui désespérait dans sa cellule en cachette. C’est seulement aujourd’hui que j’arrive à l’admettre : à cette époque je ne savais pas ce que je faisais. Maintenant que je le sais, avec l’aide de Dieu, je cherche à reconstruire ma vie. Je le dois à mes parents : il y a quelques années, ils ont vendu aux enchères nos choses les plus chères parce qu’ils ne voulaient pas je mène la vie de la rue. Je le dois surtout à moi : l’idée que le mal continue à commander ma vie est insupportable. Cela est devenu mon chemin de croix.
Huitième Station Jésus rencontre les femmes de Jérusalem
(Méditation de la fille d’un condamné à la réclusion à perpétuité)
Le peuple, en grande foule, le suivait, ainsi que des femmes qui se frappaient la poitrine et se lamentaient sur Jésus. Il se retourna et leur dit : « Filles de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi ! Pleurez plutôt sur vous-mêmes et sur vos enfants ! Voici venir des jours où l’on dira : “Heureuses les femmes stériles, celles qui n’ont pas enfanté, celles qui n’ont pas allaité !” Alors on dira aux montagnes : “Tombez sur nous”, et aux collines : “Cachez-nous.” (Lc 23, 27-30)
Que de fois, comme fille d’une personne détenue, je me suis entendu adresser une question : "Avez-vous de l’affection pour votre papa : avez-vous jamais pensé à la douleur que votre père a causée aux victimes ?". Durant toutes ces années, je n’ai jamais évité la réponse : "Bien sûr, il m’est impossible de ne pas y penser", dis-je. Puis, je leur pose moi aussi une question : "Avez-vous jamais songé que de toutes les victimes des actes de mon père, j’en ai été la première ? Depuis vingt-huit ans, je purge la peine de grandir sans un père". Durant toutes ces années, j’ai vécu dans la colère, l’inquiétude, la mélancolie : son absence est toujours plus lourde à supporter. J’ai traversé l’Italie du Sud au Nord pour être à ses côtés : je connais les villes non pas pour leurs monuments, mais pour les prisons que j’ai visitées. Il me semble être comme Télémaque, quand il va à la recherche de son père Ulysse : mon Tour d’Italie est fait de prisons et d’affections.
Il y a quelques années, j’ai perdu l’amour parce que je suis la fille d’un homme détenu, ma mère est tombée dans la dépression, la famille s’est écroulée. Je suis restée, moi, avec mon petit salaire, à supporter le poids de cette histoire en lambeaux. La vie m’a obligée à devenir femme, sans me laisser le temps d’être enfant. Dans notre maison, c’est tout un chemin de croix : papa est l’un des condamnés à perpétuité. Le jour où je me suis mariée, je rêvais de l’avoir à mes côtés : il a aussi pensé à moi à des centaines de kilomètres de distance. "C’est la vie !", je me répète cela pour me donner du courage. C’est vrai : il y’a des parents qui, par amour, apprennent à attendre que les enfants grandissent. A moi, par amour, il m’arrive d’attendre le retour de papa. Pour des gens comme nous, l’espérance est un devoir.
Neuvième StationJésus tombe pour la troisième fois
(Méditation d’un détenu)
Il est bon pour l’homme de porter le joug dès sa jeunesse. Qu’il reste assis, solitaire, en silence, tant que le Seigneur le lui impose ; qu’il tienne sa bouche contre terre : peut-être y a-t-il un espoir ! Qu’il tende la joue à qui le frappe, qu’il se laisse saturer d’insultes. Car le Seigneur ne rejette pas pour toujours ; s’il afflige, il fera miséricorde selon l’abondance de sa grâce. (Lam 3,27-32).
Tomber à terre n’est jamais agréable : tomber souvent, outre le fait que ce n’est pas beau, devient aussi une sorte de condamnation, au point qu’il n’est plus possible de tenir debout. En tant qu’homme, je suis tombé trop de fois : autant de fois je me suis relevé. En prison, je repense souvent au nombre de fois qu’un enfant tombe à terre avant d’apprendre à marcher : je me convaincs que ce sont les épreuves générales pour le moment où l’on tombera quand on sera grand. Depuis l’enfance, j’ai vécu en prison à la maison : je vivais dans l’angoisse de la punition, j’alternais la tristesse des adultes et l’insouciance des enfants. De ces années, je me souviens de la Sœur Gabriella, l’unique image de fête : elle fut l’unique à entrevoir le meilleur dans mon pire. Comme Pierre, j’ai cherché et trouvé mille excuses à mes erreurs : le fait étrange est qu’un fragment de bien est toujours resté allumé en moi.
En prison je suis devenu grand-père : j’ai manqué la grossesse de ma fille. Un jour, à ma petite-fille, je ne raconterai pas le mal que j’ai commis mais seulement le bien que j’ai trouvé. Je lui parlerai de celui qui, quand j’étais à terre, m’a apporté la miséricorde de Dieu. En prison, le vrai désespoir est le fait de se rendre compte que rien de ta vie n’a plus de sens : c’est le summum de la souffrance, tu te sens le plus seul de tous les solitaires au monde. C’est vrai que j’ai été brisé en mille morceaux, mais la chose belle est que ces morceaux peuvent encore être être recomposés. Ce n’est pas facile : c’est l’unique chose, cependant, qui ici a encore un sens.
Dixième StationJésus est dépouillé de ses vêtements
(Méditation d’une éducatrice de la prison)
Quand les soldats eurent crucifié Jésus, ils prirent ses habits ; ils en firent quatre parts, une pour chaque soldat. Ils prirent aussi la tunique ; c’était une tunique sans couture, tissée tout d’une pièce de haut en bas. Alors ils se dirent entre eux : « Ne la déchirons pas, désignons par le sort celui qui l’aura. » Ainsi s’accomplissait la parole de l’Écriture : Ils se sont partagé mes habits ; ils ont tiré au sort mon vêtement. (Jn 19, 23-24).
En tant qu’éducatrice pénitentiaire, je vois entrer en prison l’homme privé de tout : il est dépouillé de toute dignité à cause des fautes commises, de tout respect à l’égard de soi et des autres. Chaque jour, je me rends compte que son autonomie disparaît derrière les barreaux : il a besoin de moi, même pour écrire une lettre. Ce sont ces êtres en suspens qui me sont confiés : des hommes sans défense, exaspérés dans leur fragilité, souvent privés du nécessaire pour comprendre le mal qu’ils ont commis. Par moment, cependant, ils ressemblent à des enfants à peine nés qui peuvent encore être modelés. Je perçois que leur vie peut recommencer dans une autre direction, en tournant définitivement le dos au mal.
Mes forces, cependant, se relâchent jour après jour. Être imbus de colère, de douleur et de méchancetés couvées, finit par user même l’homme ou la femme le plus préparé. J’ai choisi ce travail après que ma mère ait été tuée dans une collision par un jeune en proie aux stupéfiants : j’ai décidé de répondre immédiatement à ce mal par le bien. Mais tout en aimant ce travail, j’ai parfois du mal à trouver la force de le poursuivre.
Dans ce service aussi délicat, nous avons besoin de ne pas nous sentir abandonnés, afin de pouvoir soutenir toutes les existences qui nous sont confiées et qui risquent chaque jour de faire naufrage.
Onzième StationJésus est mis en croix
(Méditation d’un prêtre accusé, puis absout)
Lorsqu’ils furent arrivés au lieu dit : Le Crâne (ou Calvaire), là ils crucifièrent Jésus, avec les deux malfaiteurs, l’un à droite et l’autre à gauche. Jésus disait : « Père, pardonne-leur : ils ne savent pas ce qu’ils font. » Puis, ils partagèrent ses vêtements et les tirèrent au sort. Le peuple restait là à observer. Les chefs tournaient Jésus en dérision et disaient : « Il en a sauvé d’autres : qu’il se sauve lui-même, s’il est le Messie de Dieu, l’Élu ! » Les soldats aussi se moquaient de lui ; s’approchant, ils lui présentaient de la boisson vinaigrée, en disant : « Si tu es le roi des Juifs, sauve-toi toi-même ! » Il y avait aussi une inscription au-dessus de lui : « Celui-ci est le roi des Juifs. » L’un des malfaiteurs suspendus en croix l’injuriait : « N’es-tu pas le Christ ? Sauve-toi toi-même, et nous aussi ! » Mais l’autre lui fit de vifs reproches : « Tu ne crains donc pas Dieu ! Tu es pourtant un condamné, toi aussi ! Et puis, pour nous, c’est juste : après ce que nous avons fait, nous avons ce que nous méritons. Mais lui, il n’a rien fait de mal. » Et il disait : « Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton Royaume. » Jésus lui déclara : « Amen, je te le dis : aujourd’hui, avec moi, tu seras dans le Paradis. » (Lc 23,33-43).
Le Christ est cloué sur la croix. Que de fois, en tant que prêtre, j’ai médité cette page d’Évangile. Puis, quand un jour on m’a mis en croix, j’ai senti tout le poids de ce bois : l’accusation était faite de paroles dures comme des clous, la montée était devenue raide, la souffrance s’est gravée dans la peau. Le moment le plus sombre a été celui de voir mon nom accroché au dehors de la salle du tribunal : en cet instant, j’ai compris que j’étais un homme obligé à démontrer son innocence, sans culpabilité. Je suis resté suspendu en croix durant dix ans : cela a été mon chemin de croix fait de dossiers, de suspicions, d’accusations, d’insultes. Chaque fois, dans les tribunaux, je cherchais le crucifix accroché : je le fixais pendant que la loi enquêtait sur mon histoire.
La honte, un moment, m’a poussé à penser qu’il aurait été mieux de me suicider. Cependant, j’ai décidé de rester le prêtre que j’ai toujours été. Je n’ai jamais pensé à réduire la croix, même quand la loi me le permettait. J’ai choisi de me soumettre au jugement ordinaire : je le devais à moi, aux jeunes que j’ai éduqués durant les années de séminaire, à leurs familles. Pendant que je montais mon calvaire, je les ai trouvés tous là, le long de la route : ils sont devenus mes cyrénéens, ils ont supporté avec moi le poids de la croix, ils m’ont essuyé beaucoup de larmes. Nombreux parmi eux ont prié ensemble avec moi pour le garçon qui m’a accusé : nous ne cesserons jamais de le faire. Le jour où j’ai été acquitté pleinement, j’ai découvert être plus heureux qu’il y a dix ans : j’ai touché par la main l’action de Dieu dans ma vie. Suspendu en croix, mon sacerdoce s’est illuminé.
Douzième StationJésus meurt en croix
(Méditation d’un magistrat de surveillance)
C’était déjà environ la sixième heure (c’est-à-dire : midi) ; l’obscurité se fit sur toute la terre jusqu’à la neuvième heure, car le soleil s’était caché. Le rideau du Sanctuaire se déchira par le milieu. Alors, Jésus poussa un grand cri : « Père, entre tes mains je remets mon esprit. » Et après avoir dit cela, il expira. (Lc 23,44-46).
En tant que magistrat de surveillance, je ne peux pas clouer une personne, n’importe quelle personne, à sa condamnation : cela voudrait dire, le condamner une seconde fois. Il est nécessaire que l’homme expie le mal qu’il a commis : ne pas le faire signifierait banaliser ses crimes, justifier les actions intolérables qu’il a faites et qui ont causé à d’autres des souffrances physiques et morales.
Une vraie justice, cependant, est possible seulement à travers la miséricorde qui ne cloue pas l’homme en croix pour toujours : elle s’offre comme un guide afin de l’aider à se relever, en lui apprenant à recueillir ce bien qui, malgré le mal accomplit, ne s’éteint jamais complètement dans son cœur. C’est seulement en retrouvant son humanité que la personne condamnée pourra la reconnaître en l’autre, dans la victime à qui elle a provoqué la souffrance. Bien que son parcours de renaissance puisse être tortueux et le risque de retomber dans le mal rester toujours en embuscade, il n’existe pas d’autres voies pour chercher à reconstruire une histoire personnelle et collective.
La rigidité du jugement met à rude épreuve l’espérance en l’homme : l’aider à réfléchir, et à se demander quelles sont les raisons de ses actions, peut devenir une occasion de se regarder autrement. Pour faire cela, cependant, il faut apprendre à reconnaître la personne cachée derrière la faute commise. En faisant ainsi, on réussit quelquefois à entrevoir un horizon qui peut donner de l’espoir aux personnes condamnées et, une fois la peine expiée, les confier à la société, en invitant les hommes à les accueillir de nouveau, après les avoir, à un moment peut-être, repoussés.
Parce que tous, même en tant que condamnés, nous sommes fils de la même humanité.
Treizième StationJésus est descendu de la croix
(Méditation d’un frère volontaire)
Alors arriva un membre du Conseil, nommé Joseph ; c’était un homme bon et juste, qui n’avait donné son accord ni à leur délibération, ni à leurs actes. Il était d’Arimathie, ville de Judée, et il attendait le règne de Dieu. Il alla trouver Pilate et demanda le corps de Jésus. Puis il le descendit de la croix, l’enveloppa dans un linceul et le mit dans un tombeau taillé dans le roc, où personne encore n’avait été déposé. (Lc 23, 50-53).
Les personnes détenues sont, depuis toujours, mes maîtres. Depuis soixante-ans, je rentre dans les prisons en tant que frère volontaire et j’ai toujours béni le jour où, pour la première fois, j’ai rencontré ce monde caché. Dans ces regards j’ai compris clairement que j’aurais pu être à leur place si ma vie avait pris une autre direction. Nous, chrétiens, nous tombons souvent dans l’illusion de nous sentir meilleurs que les autres, comme si être en mesure de s’occuper des pauvres nous conférait une supériorité, au point de nous ériger en juges des autres, les condamnant chaque fois que nous le voulons, sans aucun recours.
Le Christ, dans sa vie, a choisi et a voulu être avec les derniers : il a parcouru les périphéries oubliées du monde, au milieu des voleurs, des lépreux, des prostituées, des escrocs. Il a voulu partager la misère, la solitude, la préoccupation. J’ai toujours pensé que c’était cela le vrai sens de ses paroles : « J’étais en prison et vous êtes venus jusqu’à moi » (Mt 25, 36).
En passant d’une cellule à l’autre, je vois la mort qui y habite. La prison continue d’enterrer des hommes vivants : ce sont des histoires dont personne ne veut plus. Le Christ me répète chaque fois : "Continue, ne t’arrête pas. Prends-les encore dans les bras". Je ne peux pas ne pas l’écouter : même dans le pire des hommes, il y est toujours, même aussi souillé que soit son souvenir. Je dois mettre un frein à ma frénésie, m’arrêter en silence devant ces visages dévastés par le mal et les écouter avec miséricorde. C’est l’unique manière que je connais pour accueillir l’homme, en écartant de mon regard l’erreur qu’il a commise. Ainsi seulement, il pourra se confier et retrouver la force de s’abandonner au Bien, en s’imaginant différent de la manière dont il se voit maintenant.
Quatorzième Station Jésus est mis au tombeau
(Méditation d’un agent de la Police Pénitentiaire)
C’était le jour de la Préparation de la fête, et déjà brillaient les lumières du sabbat. Les femmes qui avaient accompagné Jésus depuis la Galilée suivirent Joseph. Elles regardèrent le tombeau pour voir comment le corps avait été placé. Puis elles s’en retournèrent et préparèrent aromates et parfums. Et, durant le sabbat, elles observèrent le repos prescrit. (Lc 23,54-56).
Dans ma mission d’agent de Police Pénitentiaire, je touche chaque jour de la main la souffrance de celui qui vit en réclusion. Ce n’est pas facile de se confronter avec celui qui a été vaincu par le mal et a causé d’énormes blessures à d’autres hommes, compliquant leur existence. Et pourtant, en prison, l’indifférence crée de nouveaux dommages dans l’histoire de celui qui a échoué et qui est en train de payer pour son compte à la justice. Un collègue, qui a été mon maître, répétait souvent : "La prison te transforme : un homme bon peu devenir un homme sadique. Un mauvais peut devenir meilleur". Le résultat dépend aussi de moi, et serrer les dents est essentiel pour atteindre l’objectif de notre travail : donner une autre possibilité à celui qui a favorisé le mal. Pour tenter cela, je ne peux pas me limiter à ouvrir et à fermer une cellule, sans un tout petit peu d’humanité.
En respectant les temps de chacun, les relations humaines peuvent refleurir petit à petit, même dans ce monde pesant. Elles se traduisent en gestes, attentions et paroles, capables de faire la différence, même prononcées à voix basse. Je n’ai pas honte d’exercer le diaconat permanent en revêtant l’uniforme dont je suis fier. Je connais la souffrance et le désespoir : je les ai éprouvés dans mon enfance. Mon petit désir est d’être un point de référence pour celui que je rencontre entre les barreaux. Je fais tout pour défendre l’espérance de personnes résignées, effrayées en pensant qu’un jour elles sortiront et risqueront d’être refusées, une fois encore, par la société.
En prison, je leur rappelle que, avec Dieu, aucun péché n’aura jamais le dernier mot.