"Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?" : à quel homme cette interpellation lancée par Jésus sur le Calvaire n'est-elle pas montée aux lèvres ? Ce qu'a ressenti Jésus à cet instant, tout homme l'a vécu ou peut le vivre. Son sentiment de déréliction est partagé par ceux qui souffrent dans leur chair et leur esprit. Le Christ, tout Fils de Dieu qu'il fût, a assumé la condition commune de l'humanité jusqu’à l’expérience limite de la mort.
Solidarité du Crucifié avec les malheureux
Un signe le manifeste péremptoirement : sur le Golgotha, Jésus n'interpelle plus son Père avec le mot affectueux "Abba", nom avec lequel il s’adressait encore à Lui à Gethsémani, mais avec la dénomination générique "Dieu" par laquelle l'humanité de tous les temps s'est adressée au Très-Haut. Ainsi, Jésus est tellement immergé dans le sort commun à tous les hommes, il fait tellement corps avec nous, qu'il lui semble perdre son privilège d'intimité filiale avec son Père ! Son élan pour Le prier à ce moment précis n'en acquiert que davantage de valeur et de mérite.
Cette face de la Croix nous dispense la consolation : dans les épreuves, nous avons la certitude de n’être jamais seuls puisque Jésus a vécu notre solitude. En l'invoquant et le priant, nous sommes assurés de déboucher sur la lumière, lui qui est ressuscité trois jours plus tard. Surtout, gardons toujours le contact avec lui afin qu'il nous donne la force, comme il le fit avant d’expirer, de nous jeter dans les bras du Père quand les apparences semblent crier Son absence !
La Croix juge le monde
Cependant, la Croix de Jésus n'a pas été une peinture pieuse. Le mal sous toutes ses formes : haine, jalousie, cynisme, raison d'État, lâcheté, fanatisme, aveuglement, indifférence, s'est déchaîné contre lui. Appréhendée sous cet angle obscur, la Croix doit susciter chez nous un mouvement de contrition et d’attrition. Car même si nous n’étions pas à Jérusalem il y a deux mille ans, nous sommes complices de la mort du Christ d'une façon ou d'une autre, ne serait-ce qu'en fermant les yeux aujourd’hui sur tant d'injustices qui se déroulent sous nos yeux ou bien en maudissant notre frère dans notre cœur. D’ailleurs, point besoin d'être forcément porté sur la religion pour éprouver pareil sentiment de contrition et bénéficier de la Révélation. Dans l'évangile de saint Marc, le premier à confesser la divinité du Christ, sa filiation divine, est le centurion romain — autrement dit un bourreau !
La Croix juge le monde. Elle le juge parce que par elle, les hommes ont tué le seul Innocent (avec sa mère) qui ait jamais foulé cette terre. Autrement dit, le monde, en expulsant le Christ, s'est trahi en avouant implicitement que l'innocence et l'amour lui étaient insupportables pour la simple raison que ses œuvres étaient mauvaises. Le semblable veut vivre avec le semblable. Le monde a compris que Jésus ne partageait pas ses croyances : aussi devenait-il urgent pour le premier d’éliminer le prophète de Nazareth ! La Croix juge le monde — alors que celui-ci croyait avoir jugé le Christ — parce que la violence des bourreaux n’était pas motivée rationnellement. En effet, Jésus a toujours revendiqué la non-violence et n’a jamais appelé à la sédition. Mais justement, c’est cette non-violence qui était insupportable aux hommes pécheurs parce qu'elle faisait ressortir, par contraste, leur propre violence. Cette vérité, le monde ne voulait pas la regarder en face. D’où sa décision de faire taire celui qui la proclamait.
Une Croix de guérison
En ressuscitant Jésus, Dieu a voulu au contraire que nous intériorisions cette vérité sur nous-mêmes, non pour nous écraser sous le poids de la culpabilité, mais afin de nous guérir de nos réflexes accusatoires, de notre propension à accuser les autres et à nous exonérer toujours nous-mêmes. Cette seconde face de la Croix, plus douloureuse que la première, est aussi bénéfique que la face consolatrice : à long terme, elle nous guérit de nos maladies spirituelles et consolide la paix dans les cœurs.