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Coronavirus : la fin du « solutionnisme » ?

COVID
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Laurent Fourquet - publié le 29/03/20
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La crise que nous traversons nous aide à redécouvrir le tragique de la condition humaine : la vie de l’homme ne peut être entièrement sous contrôle.Il peut y avoir quelque paradoxe choquant à traiter du bon usage du coronavirus. Car le coronavirus est d’abord, et pour finir, une calamité qui fait souffrir, fait mourir et fait pleurer, et il n’est aucun discours, philosophique ou théologique, qui ait le pouvoir de nier ce caractère de calamité. Dès lors, faut-il en rester là et laisser toute la place à la prière, aux de profundis des âmes pieuses ? Peut-on penser, en chrétien, le coronavirus et peut-on en parler autrement que sur le mode de la simple déploration ?

Une explication chrétienne ?

Écartons d’abord les explications providentialistes simplistes du type « le coronavirus est une punition pour nos péchés ». Certes, on retrouve fréquemment ce type d’explications dans l’Ancien Testament. Mais le Christ lui-même l’écarte résolument lorsqu’à propos de la chute de la tour de Siloé et des victimes de cette chute il interroge : « Croyez-vous que ceux-là étaient davantage coupables que les autres habitants de Jérusalem ? » D’ailleurs, serions-nous Dieu pour jauger les âmes et savoir le poids de péché qu’elles portent en elles ? Si une calamité est un châtiment, que châtie-t-elle, qui châtie-t-elle ? Questions sans réponse. Je connais, peut-être, l’étendue de mes péchés, mais une âme est, pour une autre âme, une énigme qui ne se dévoilera jamais totalement.



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Écartons aussi cette ultima ratio de la théologie : se réfugier devant l’incompréhensibilité radicale, par l’intelligence humaine, des desseins divins, se réfugier dans le silence de Dieu pour obéir à Celui-ci. Telle est la position que finit par adopter le prêtre du roman de Camus, La Peste, souvent cité ces jours-ci. Mais, au fond, ce fidéisme, qui se pare de la robe de bure de l’humilité, ne satisfait pas. Comme Job, l’esprit humain a besoin de discuter, et parfois même de disputer avec Dieu et si ce besoin n’est pas satisfait, l’homme éprouve en lui une lancinante sensation de vide.

Le tragique de la condition humaine

Peut-être, alors, faut-il nous dire que nous devons affronter le coronavirus, comme nos prédécesseurs des siècles chrétiens ont affronté les calamités de l’histoire, non pas pour y voir un châtiment mécanique, non pas pour nous taire et courber la tête, mais comme dans le festin de Balthazar pour voir la main qui trace les signes mystérieux sur les murs du palais, et pour tenter de discerner le sens de ces signes.

Cette scène biblique est, en soi, une figure de notre situation d’avant. D’un côté, ce lieu clos, où l’on se croit protégé de toutes les vicissitudes, collectives et individuelles, et où règnent l’agitation et le bruit sonore de l’inessentiel, ce festin où tous les besoins du corps sont satisfaits ; et de l’autre cette main fatidique. Que signe-t-elle ? Elle manifeste la présence ineffaçable du tragique dans la vie humaine. Comme Balthazar et sa cour, nous avons cru sérieusement qu’il était possible de conjurer le tragique et de gouverner nos existences, de les gérer, afin d’en écarter tout ce qui gêne, tout ce qui blesse, reléguant la mort jusqu’à n’en plus faire qu’une imperceptible brisure.

Faire face

Évidemment, nous avons tenté d’étouffer le tragique avec les meilleures intentions du monde : le bonheur de l’homme, le progrès, la tranquillité publique… Tout faire pour que l’homme se sente sécurisé, garanti dans ses droits, protégé de tous les aléas et de tous les soubresauts ; tout faire pour amener l’homme à ne plus dépendre que de la technique. Oui, nos intentions étaient bonnes mais dans l’histoire et dans la vie, les bonnes intentions n’ont jamais justifié personne. Et, du reste, les bonnes intentions sont responsables de quelques-unes des pires errances de l’histoire des hommes. Ni regret, ni remords, donc, dans cette redécouverte du tragique de notre condition.

La crise que nous traversons peut nous aider à retrouver ce que nous n’aurions jamais dû perdre : la conscience que la vie humaine ne se gère pas, qu’elle ne se laisse pas dominer, organiser, rationaliser, optimiser de sorte que tout soit définitivement sous contrôle.

La crise que nous traversons peut nous aider à retrouver ce que nous n’aurions jamais dû perdre : la conscience que la vie humaine ne se gère pas, qu’elle ne se laisse pas dominer, organiser, rationaliser, optimiser de sorte que tout soit définitivement sous contrôle. Le chemin de la vie est tragique, il passe au travers d’abîmes qui ont nom « souffrance », « mort », « mal » et, le plus insondable peut-être, le temps qui s’écoule. La grandeur de l’homme n’est pas de nier ces abîmes ou de tenter de les araser mais, comme le disait Bernanos, de « faire face », d’accepter leur présence pour ne pas être écrasé par eux et, au-delà, d’employer cette présence pour mieux avancer dans le pèlerinage vers la vérité auquel devrait se résumer toute vie vraiment vécue.

Concurrencer Dieu

Car la conscience du tragique n’est pas une fin en soi. Elle porte avec elle l’humilité et la forme la plus haute de l’humilité, je veux dire l’humilité devant le Créateur et Sa création. Conséquence logique de son refus du tragique, notre monde s’est engagé depuis quelques décennies déjà dans une course insensée pour concurrencer Dieu en recréant la Création suivant des modalités qui lui paraissaient plus conformes à ses représentations de la justice et du bonheur.

Le « solutionnisme » qui est loin d’être seulement de nature technologique rencontre sa fin avec la crise actuelle.

Plusieurs motivations ont concouru à cette course folle : la volonté de puissance, certes, l’intérêt économique également, mais aussi une éthique de la compassion sentimentale, pour laquelle toute souffrance impose nécessairement un médicament pour la dissiper, toute demande doit trouver sa réponse, tout droit doit être satisfait, de sorte que chaque « problème » de l’existence ait sa solution. Ce « solutionnisme » qui est loin d’être seulement de nature technologique rencontre sa fin avec la crise actuelle. Même le zélote le plus enthousiaste de la re-création humaine du monde doit convenir aujourd’hui que nous butons sur le tragique. Et la perception de cette butée nous amène nécessairement à reconnaître que la Création n’est pas cet amas de choses inintelligentes sur lesquelles nous pouvons tout oser, qu’elle a une noblesse et une dignité, que cette noblesse et cette dignité proviennent du don qui nous est fait à travers elle et qui doit nous amener à la reconnaissance envers le donateur…

Être reconnaissant

Cette reconnaissance n’est pas un optimisme béat et naïf. Elle passe en effet par la conscience du tragique dans la vie, par la conscience que, malgré le tragique ou bien avec le tragique, la vie doit être aimée parce qu’elle est un don qui ne cesse jamais de se donner, une promesse qui va sans cesse au-delà d’elle-même. Être chrétien c’est, me semble-t-il, d’abord être reconnaissant envers Dieu, dans tous les sens du terme. Cette reconnaissance n’est jamais niaise ni fade. C’est au contraire le solutionnisme dominant de notre époque qui est un marchand de fadaises sucrées et illusoires, lorsqu’il nous garantit par exemple que tous nos problèmes se règlent par enchantement au fur et à mesure que se développent les échanges entre les hommes. Cette utopie communicationnelle, sur laquelle toute une génération aura vécu, est elle aussi une victime du coronavirus, comme s’il avait fallu attendre cette évidence pour se rappeler que la communication peut être, comme toutes les créations humaines, la meilleure et la pire des choses.

Réapprendre à espérer

La crise actuelle s’achèvera, tôt ou tard, comme toute crise dont le propre est de finir un jour. Nul ne sait encore le monde qui en sortira. Peut-être sera-t-il exactement identique à celui que nous venons de quitter, tout entier occupé à expulser Dieu de la création pour faire de celle-ci une affaire enfin classée, rentable, sans mauvaise surprise, qui se pilote et s’opère. Pourtant, mon intuition — mais ce n’est qu’une intuition — est que quelque chose s’est cassé définitivement dans ce processus qui, il y a quelques semaines encore paraissait naturel, ou à tout le moins inéluctable. À tout le moins, il ne sera plus possible d’y croire comme l’on y croyait. Un chapitre de notre histoire, collective et personnelle, est peut-être en train de se fermer. Mais cela ne suffit pas. Car il ne suffit pas d’être désabusé ; il faudra aussi réapprendre à espérer. Saurons-nous, nous autres chrétiens, apporter cette espérance ?


SAINT THOMAS AQUIN
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