Le jaloux méchant est rongé par l’envie. Il ne recherche que sa propre satisfaction, utilisant tous les moyens pour y parvenir, sans aucun scrupule. Il se présente souvent comme un parangon vertueux, en lutte contre l’immoralité, mais il hait la vertu des autres plus encore que leurs faiblesses. Parmi les grandes pièces claudéliennes, il en est une dont le refrain est la jalousie, L’Annonce faite à Marie. Violaine et sa sœur Mara sont les deux filles d’un riche paysan champenois, Anne Vercors, qui a décidé de fiancer la première à Jacques Hury, ceci avant de partir pour Jérusalem. Violaine, par pure charité, embrasse l’architecte religieux lépreux, Pierre de Craon, et contracte la maladie. Mara, jalouse de sa sœur car éprise de Jacques, a surpris ce baiser et va semer le trouble dans le cœur du fiancé. Ce dernier conduira Violaine dans une léproserie et épousera l’intrigante.
Une tragédie de la jalousie
Quelques années plus tard, Jeanne d’Arc est attendue par la foule alors qu’elle se dirige vers Reims. Mara, éplorée, amène à Violaine, désormais rongée par la lèpre et aveugle, sa petite fille morte. La foi de Violaine va ressusciter Aubaine qui aura désormais les yeux bleus de la lépreuse. Mara ne désarme pas pour autant et va désormais jalouser Violaine pour sa sainteté. Elle cherche même à la tuer. Son mari Jacques s’apprête à découvrir la vérité lorsqu’Anne Vercors revient avec le Violaine agonisante qui a le temps de pardonner à tous avant de s’éteindre. L’union entre Jacques et Mara est alors bénie par le père tandis que sonnent les premières notes de l’Angélus.
Cette tragédie de la jalousie montre combien cette dernière se transforme, naissant avec l’envie, se développant avec la passion d’une femme amoureuse, s’intensifiant avec la haine qui en résulte, redoublant encore de violence contre la sainteté, contre le miracle, ne se taisant enfin qu’avec le pardon accordé et la mort de la victime. Ceci est la preuve que la jalousie s’exerce autant sur les réalités surnaturelles que sur les choses ordinaires. Elle fait feu de tout bois et dévore tout sur son passage une fois débridée.
Dès l’enfance, la marque du péché originel
Notre expérience personnelle conduit chacun à se pencher sur ses propres jalousies ou sur celles qu’il a subies, à commencer par celles de l’enfance, dans les fratries qui parfois se déchirent pour des riens et qui entretiennent ce poison jusqu’à la mort. Il ne faut jamais considérer que les jalousies enfantines sont négligeables. Une envie ordinaire peut rapidement se transformer en jalousie morbide. Saint Augustin, dans ses Confessions, rapporte la perversité qui l’habitait, bébé, alors qu’il suçait le sein de sa nourrice en compagnie de son frère de lait : il était blanc de colère, ne voulant pas partager. Ici se retrouve la marque du péché originel qui touche tous les êtres et qui nous conduit à être de potentiels Caïn.
L’épisode biblique de ce fratricide est d’ailleurs la première manifestation de la jalousie humaine qui ne connaît point de limites et qui ne recule pas devant le crime pour apaiser son dérèglement (Gn, 4).
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L’envie a glissé ici vers la jalousie meurtrière, celle qui ronge le cœur, telle Mara qui ne peut plus vivre qu’en entretenant cette passion mauvaise. Nietzsche écrivait, dans Aurore, cet aphorisme qui souligne à quel point l’envie ordinaire peut déboucher vers une destruction totale de ce qui n’est pas soi, de ce qui n’est pas à soi : « “Que l’univers entier s’écroule donc !” Ce sentiment abominable est le summum de l’envie qui raisonne en ces termes : “Puisque je ne peux pas avoir une chose, le monde entier ne doit plus rien avoir ! Le monde entier ne doit plus être rien !” » Prendre à la légère les premières manifestations de tels comportements est bien irresponsable. Les petites jalousies d’un enfant doivent être combattues sous peine de conduire à la mort, pas forcément la mort d’homme, mais la mort de l’âme. Un être adulte jaloux passera tout au crible de ce qui l’habite et ne pourra jamais vivre normalement et construire des relations de confiance envers les autres. La jalousie des fils de Jacob contre leur frère Joseph (Gn, 37) sera à l’origine de bien des tribulations pour ceux auxquels Dieu s’était révélé : préfiguration de la jalousie qui mettra à mort Notre Seigneur Jésus-Christ lui-même.
Le Malin est d’abord un jaloux
Le Malin est d’abord un jaloux. Il ne supporte pas de ne pas être ce que Dieu est. D’où sa rage qui, ne pouvant pas s’exercer sur le Maître, ne cesse de persécuter les serviteurs, comme saint Antoine dans son désert érémitique. Il s’attaquera même aux apôtres, pas encore purifiés par le Saint Esprit, eux qui se chamaillent pour savoir qui est le plus grand parmi eux (Marc 9, 33-37). De l’envie à la jalousie, la frontière est poreuse. Au XVIIe siècle, l’ouvrage de César Ripa, qui servit de modèle à tous les artistes pour représenter les passions, symbolise l’envie « par le serpent qui lui ronge la mamelle gauche et par l’hydre qu’elle caresse ; car comme ce monstrueux animal aime naturellement à infecter de son venin tous ceux qui l’approchent, l’envieux de même, par une secrète contagion, se plaît à perdre les plus gens de bien ».
La sainte jalousie
Certes, la jalousie peut être revêtu d’un sens positif. Ainsi du Dieu jaloux, ou bien du zèle jaloux. Ici, il ne s’agit plus de la tristesse ou de la haine éprouvée au spectacle du bonheur d’autrui, mais d’un amour absolu. Le Dieu jaloux est l’inverse du mari jaloux. Il est jaloux pour révéler son autorité, le caractère absolu de ce qu’Il est, pour affirmer qu’il n’existe pas d’autres dieux que Lui, et aussi pour protéger sa progéniture, même infidèle, à laquelle Il s’identifie. Tel est la lamentation de Jésus pleurant sur la cité sainte : « Jérusalem, Jérusalem, qui tues les prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants comme une poule rassemble ses petits sous ses ailes, et tu n’as pas voulu ? » (Mt 23, 37.) Une poule est jalouse de ses poussins, elle sera prête à affronter n’importe quel danger pour les défendre. Cette jalousie est sainte car elle conduit au sacrifice envers Dieu et envers autrui.
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L’homme peut, à l’image de Dieu, retourner au Créateur cette jalousie paternelle dont il bénéficie et l’appliquer à ceux dont il a la charge. C’est ainsi qu’il faut comprendre saint Paul s’adressant aux Corinthiens : « Car je suis jaloux de vous d’une jalousie de Dieu. En effet, je vous ai fiancés à un époux unique, au Christ, pour vous présenter à lui comme une vierge pure » (2Co 11,2). La racine du mot jaloux est bien le grec zelos. À chacun de se décider pour le don envers une cause juste désintéressée ou, au contraire, la porte ouverte au vice de l’envie personnelle. La jalousie n’est vertueuse, comme le montre saint Thomas d’Aquin, que si elle s’applique aux biens spirituels. Sinon, elle est maladie de l’âme ne recherchant que sa propre satisfaction et utilisant tous les moyens pour y parvenir, sans aucun scrupule et sans aucun état d’âme.
Le jaloux méchant veut tout posséder
Le jaloux méchant ne se contente jamais d’envier une seule chose. Il exige tout, veut tout posséder. Il ne s’attaque qu’à ceux qui lui sont proches, affectivement, familialement. Il veut tout savoir pour tout posséder d’une personne : il ouvre le courrier, pirate ordinateur et téléphone portable, écoute aux portes, interprète le moindre regard et le moindre mot, le plus infime silence, espionne les présences et les absences. Il dit agir ainsi par amour, oubliant de préciser qu’il s’agit de l’amour de soi et non point de l’autre. Il n’existe pas d’être plus égoïste, exclusivement, que le jaloux. Il passe son temps à imaginer à vide, uniquement à partir des éléments qu’il a sélectionnés pour nourrir sa passion mauvaise. Il se présente souvent comme un parangon vertueux, en lutte contre l’immoralité, mais en fait, il hait la vertu des autres encore plus que leurs faiblesses.
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Bien des sentiments négatifs s’allient pour maintenir le jaloux dans son état : l’inquiétude, la peur maladive de se voir privé de ce qu’il considère comme son bien propre (qui est souvent une personne), l’angoisse à l’idée de devoir partager ce ou celui qu’il possède, la médisance et la calomnie afin de ruiner la réputation d’autrui et d’isoler ce dernier, la colère incontrôlable, l’orgueil démesuré, la haine pouvant aller jusqu’au crime, et, même si le poignard n’est pas matériel, jusqu’à l’assassinat symbolique. Cette jalousie s’accorde donc fort bien du voisinage et de la collaboration d’autres vices et défauts. Elle procède rarement en solitaire, sachant se faire des alliés. Voilà pourquoi les pères de l’Église, dont saint Cyprien dans son De zelo et livore, l’ont vu comme une production particulièrement diabolique :
« L’envie est la racine de tous les maux ; elle est une source de désastres, une pépinière de péchés, une matière à fautes. De là découle la haine, de là procède l’animosité. C’est l’envie qui enflamme la cupidité ; cet homme ne sait plus se contenter de ce qu’il possède parce qu’il en voit un autre plus riche que lui. C’est l’envie qui allume l’ambition à l’aspect d’un rival plus élevé en honneurs. C’est l’envie qui, aveuglant notre intelligence et tenant notre âme sous le joug, nous fait mépriser la crainte de Dieu, négliger les enseignements du Christ et oublier le jour du jugement. Par elle, l’orgueil s’enfle, la cruauté s’emporte, la perfidie prévarique, l’impatience s’agite, la discorde sévit, la colère bouillonne. Une fois asservi à cette domination étrangère, l’homme n’est plus capable de se contenir ni de se gouverner. On brise dès lors le lien de la paix du Seigneur ; on viole tous les devoirs de la charité fraternelle ; on corrompt la vérité par un mélange adultère ; on déchire l’unité ; on se précipite dans l’hérésie et dans le schisme, en décriant les prêtres, en jalousant les évêques… ou bien en refusant d’obéir à un chef. De là les oppositions, les révoltes : l’envie va se transformer en orgueil ; elle fait d’un rival un pervers ; et ce que l’on poursuit dans les autres, c’est moins la personne que sa fonction » (De zelo et livore, VI).
Tout l’être en est affecté, corps, intelligence et âme.
Le remède de la joie
Le remède en est la joie, comme le dit saint Thomas d’Aquin dans la Somme théologique (IIa-IIæ, art. 28-36), effet intérieur de la charité avec la paix et la miséricorde, charité qui produit aussi des effets extérieurs, à savoir la bienfaisance, la correction fraternelle et l’aumône. L’acédie et la jalousie sont les vices qui s’opposent à l’action de la joie. Ne pas cultiver les passions tristes, pour reprendre l’expression du P. Léonce de Grandmaison, est une manière efficace de lutter contre la tentation de la jalousie. L’exercice de la charité, en toutes ses composantes, éloigne l’attirance envers la jalousie puisqu’il apprend à renoncer à soi-même. La jalousie est une plaie pour le monde, ceci depuis l’origine. Veiller à ne pas se laisser prendre au piège de cette obsession maladive est une œuvre de chaque instant, grâce à la purification par la prière, la vie sacramentelle et un sage usage de la raison éclairée par la charité.