Le temps humain n'est jamais une durée plate et homogène durant laquelle les jours succèderaient aux jours comme dans un déroulé plat et routinier. Nos vies sont faites au contraire de hauts et de bas, de périodes favorables et de moments douloureux et pénibles. Mais cette disparité dans le déroulement de nos existences n'est pas toujours subie. Elle est aussi voulue de notre part. En effet, l'homme se différencie de l'animal en introduisant de la différence dans sa temporalité. C'est ainsi qu'il institue des jours de fête et de réjouissances, des rites de passage comme des périodes pénitentielles. Le carême est l’une de celles-ci.
L’homme, un être libre qui tient à marquer sa différence
Si l'homme souligne, par des rituels, par des changements vestimentaires et alimentaires, ces différences dans le continuum de son existence, c'est qu'il tient à marquer sa transcendance par rapport au monde naturel qui l'entoure. L'eau des rivières coule avec la même intensité et la même régularité tous les jours de la semaine. De même l'animal a le même comportement tout au long de l'année, et aucune solennité ne l'en fera jamais changer. Il en va différemment pour nous. Par exemple, le dimanche, nous cessons de travailler. Ce jour-là, les chrétiens se rassemblent à l'église.
Cette discontinuité temporelle fait signe en direction de la transcendance de l'homme par rapport aux autres créatures. Il est la seule à avoir été voulue pour elle-même et avoir été créé « à l'image et ressemblance de Dieu », ainsi que l'atteste le Créateur dans le livre de la Genèse (Gn 1,26).
Nous préparer adéquatement à une Rédemption inouïe
Le carême s'inscrit dans cette logique de différenciation en marquant une césure avec le temps ordinaire. Les quarante jours qui précèdent Pâques sont d'une qualité différente des autres. Eux aussi font signe en direction d'une transcendance. Mais ce n'est plus celle de l'homme par rapport aux autres créatures. Le carême nous prépare plutôt à accueillir une Rédemption qui se situe au-delà de tout ce que nous aurions pu imaginer : Dieu, en son Fils, Se donne à nous jusqu'à mourir, pour ensuite nous introduire dans Sa gloire céleste par la Résurrection ! Intuitivement, l’Église a senti qu’un tel salut, qui dépasse toutes nos prévisions tant il manifeste un Amour digne de Celui qui est au-delà de tout, ainsi que le nomme saint Grégoire de Nazianze (329-389), devait être préventivement honoré par une période de l'année que les hommes sanctuariseraient : c'est la Semaine Sainte. Mais avant que n'advienne celle-ci, une autre période est elle aussi mise à part pour nous y préparer : il s'agit du carême. En faisant des quarante jours qui nous préparent à Pâques le temps le plus fort de l'année, l’Église désire marquer la transcendance de la Rédemption, son origine, son exécution et sa destination divines.
Toutefois, cette qualité suréminente du salut n'abolit pas notre propre transcendance. C’est la raison pour laquelle des efforts nous sont demandés. Durant le carême, l'homme est honoré comme le mérite sa qualité de créature privilégiée. Il n’est pas seulement le destinataire gracieux d’une Rédemption inouïe, le bénéficiaire passif des bienfaits de Dieu, mais il est appelé à devenir l’agent de sa propre conversion qui le préparera à accueillir dans les meilleures conditions les dons divins. En nous demandant de revenir à Lui avec des efforts qui coûtent, de nous mettre au diapason de l’Événement hors norme, sans précédent, qu’Il va créer (« Voici le Jour que fit le Seigneur », disons-nous à propos du Jour de Pâques, à la suite du psalmiste, Ps, 117,25), Dieu témoigne autant de notre transcendance que lorsqu’il nous créa au commencement comme des êtres libres et responsables. Voilà pourquoi le carême est une période qui sort de l’ordinaire des jours. La parenthèse qu’il constitue dans l’année traduit, dans l’ordre temporel, le statut unique que possède l’homme dans l’ordre des créatures.
Un rendez-vous d’amour
Le carême, en tranchant sur la durée routinière des jours, nous initie à la transcendance de Celui qui nous appelle à Son amitié. Dans la vie sentimentale, quand nous avons rendez-vous avec celui (ou celle) que nous pressentons être la personne avec laquelle nous allons passer notre existence, généralement nous enfilons des vêtements différents de ceux avec lesquels nous faisions le ménage dans notre appartement l'instant d'avant. Il en va pareillement avec le carême. À l'inverse de l'invité négligeant de la parabole du festin nuptial de l'évangile (Mt 22,11-14), nous sommes appelés à soigner notre tenue de soirée, c'est-à-dire, spirituellement parlant, à progresser dans la maîtrise de soi, la charité et la prière afin d'accorder notre cœur (autant qu'il est en notre pouvoir) à celui de notre Rédempteur. On ne se tient pas sur le Golgotha, ou devant le tombeau vide, comme on patiente dans le bureau de poste ou dans les embouteillages quotidiens les jours ouvrables.
Une fête, ça se prépare, disait Roland Barthes. Aussi le temps des préparatifs, comme celui des festivités, sont-ils différents de celui durant lequel nous vaquons à nos affaires courantes. La pénibilité inaccoutumée du carême a pour but de nous initier et de nous préparer à la transcendance de Pâques.