Lorsque, ce 2 février 1688, Abraham Duquesne succombe chez lui, frappé par une crise d’apoplexie, c’est une époque qui disparaît avec lui. Le temps où des protestants servaient le souverain catholique sans abjurer leur foi.Abraham est d’une famille de marchands protestants de Dieppe. Le père navigue et pratique autant le commerce que la guerre de course pour le roi de France. La Royale n’est encore qu’un embryon de marine nationale. Duquesne père arme les bateaux à ses frais, s’associant avec d’autres marchands du pays, empruntant parfois et ne rendant pas toujours, se payant de son côté sur les pensions accordées par le roi Louis XIII autant que par les prises faites au bord des navires pris. Son protestantisme ombrageux ne l’empêche pas de guerroyer pour le cardinal de Richelieu : ne sera-t-il pas probablement anobli par le roi ? Une seule fois, sa religion le conduit à s’éloigner du service, lorsqu’il lui est demandé d’armer un navire pour transporter trois pères jésuites au Canada afin d’y évangéliser les Peaux Rouges. Pour le calviniste soucieux du salut de son âme, pas question ! Cet esprit protestant autant que cette fidélité au roi sur les mers fut transmis aux fils Duquesne, et notamment à Abraham, né en 1610, à la fin du règne d’Henri IV.
La foi et le sens de l’État
Lorsqu’au soir de sa vie, confronté à la révocation de l’édit de Nantes, en 1685, Abraham dut choisir entre l’abjuration et l’exil, le marin décide, lui qui pourtant combattit pour le compte de la très protestante Suède, de ne pas choisir : il continuera de servir son roi en bon huguenot. Si les suprêmes honneurs de l’amiralat lui échappent, il fait partie de ces quelques protestants français qui n’eurent pas à abjurer, en considération des immenses services rendus. La foi guidait leur vie, le sens de l’État consentit à leur choix.
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Immenses services ? Oui, Abraham Duquesne est presque né à la mer. Il navigue très tôt avec son père. À 18 ans, il commande un navire et fait ses premières prises pour le roi Louis XIII. Mazarin le considère comme l’un des meilleurs officiers de marine de sa génération. Le Normand commande dans l’Atlantique comme en Méditerranée. Il combat avec succès les Espagnols, comme il s’affronte aux Anglais sous Louis XIV.
Point de nationalisme
On l’a dit proche du clan de Fouquet ? Peut-être, mais sa fidélité au roi est première et lorsque le jeune Louis XIV fait arrêter l’intendant des finances, c’est à Duquesne que l’on confie la prise des quelques biens de Fouquet sur la côte. Colbert ne s’y trompe pas. Ennemi farouche de l’ancien ministre, le nouveau maître des finances royales, rapidement chargé également de la marine, conserve sa confiance à Abraham Duquesne. Celui-ci a servi dans le passé en Suède et contribué à la victoire suédoise sur le Danemark ? Peu importe. Nos rois ne sont point nationalistes. Abraham Duquesne n’a pas porté les armes contre sa patrie, et la Suède est notre allié. Il n’est pas question de l’écarter du service. Colbert, dans sa correspondance, fait état de son estime pour ce marin impétueux, qu’il considère parfois comme ombrageux, âpre au gain et procédurier, mais indispensable au succès de nos armes. Louis XIV, qui sait juger les hommes, le pensionne à plusieurs reprises, le conserve dans ses grades, malgré quelques périodes de disgrâce, où le marin, bloqué à terre, n’en touche pas moins à tous les sujets, écrivant des instructions maritimes et préconisant des manières de défendre nos ports, notamment celui de Brest.
Pionnier du nouveau monde
Après des débuts fulgurants, la carrière d’Abraham fut plus lente cependant. Ce n’est qu’à 60 ans bien passés que Duquesne commande en chef sur des escadres complètes. Il mène alors ses plus belles campagnes, notamment en Méditerranée, en 1685, contre Alger d’abord afin de réduire la piraterie barbaresque, contre Gênes ensuite, qui soutenait Alger.
La mort de Duquesne sonna l’extinction de cette race d’hommes d’Ancien régime, marins touche à tout, ayant servi plusieurs nations sans jamais trahir le roi, protestants au service du souverain catholique sans abjurer leur foi. Il n’y eut plus beaucoup, après Duquesne, de ces hommes hors normes, venus du monde des marchands et du calvinisme, pour servir la couronne. Duquesne lui-même, par son travail d’instruction et d’écriture, a contribué à bâtir une marine française solide, hiérarchique, rôdée à l’exercice du combat. Il acheva un monde et fut le pionnier du suivant.
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