Soixante-quinze ans après Charlemagne, un nouvel empereur est sacré à Rome le jour de Noël. Charles le Chauve poursuit le même dessein que son grand-père : rebâtir l’Empire romain au service du Règne de Dieu. Mais son règne verra naître aussi le sentiment national et la fin du rêve impérial démesuré de l’unification politique de la chrétienté.Rome, 25 décembre 875. Pour tous les souverains de la dynastie née de Pépin le Bref, la ville des César est le modèle à suivre. Charlemagne, le premier, à la Noël de l’an 800, ressuscite l’Empire en Occident. Soixante-quinze ans plus tard, son petit-fils Charles Le Chauve reçoit, au même endroit, dans la basilique Saint-Pierre, la couronne impériale. Ce sacre accompli par le pape Jean VIII ne semble avoir rien d’original, dans le contexte de l’époque. Lothaire, le demi-frère de Charles, a été sacré empereur quelques années auparavant, tout comme leur père, jadis, Louis Le Pieux, fils de Charlemagne. Après quelques temps d’éclipse, le sacre impérial est de retour : il se maintiendra pendant presque un millénaire dans le Saint-Empire romain germanique.
Le sacre de Charles Le Chauve, pourtant, a quelque chose de particulier. Il se situe, dans l’histoire européenne, à une croisée des chemins.
La lente naissance de la féodalité
En France, Charles assiste à l’émergence lente de la féodalité, ce morcellement politique qui rendra à jamais impossible toute restauration impériale universelle, la rangeant parmi les entreprises démesurées. Comment définir cette féodalité naissante ? Avec elle apparaissent des structures sociales et juridiques nouvelles. Des structures sociales : celles de la grande propriété terrienne tenue par des familles aristocratiques. Des structures juridiques, celles du régime des immunités, donnant des droits particuliers et notamment ceux d’entretenir des troupes, de rendre la justice et de prélever des taxes, pour ces grands propriétaires, sur leurs domaines où travaillent des paysans tenanciers, attachés à la terre et précurseurs du servage médiéval. La féodalité répond aussi à des impératifs politiques et militaires, ceux du besoin de défense locale des habitants, par leurs seigneurs naturels, contre les incursions vikings ou arabes et contre le brigandage de toute espèce. On observe alors des mutations administratives, avec la lente dévolution des charges de l’État à des familles à titre héréditaire, là où elles étaient auparavant dévolues à titre temporaire. Ainsi, comtes, marquis ou ducs, toujours nommés par le roi et pouvant être révoqués ou déplacés, ont de plus en plus tendance à transmettre la charge à leur héritier direct.
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La féodalité n’est pas née toute armée de la décadence carolingienne. Mais elle est en germes, on le voit, dans ces années qui vont du règne de Charles Le Chauve au milieu du IXe siècle, jusqu’à l’avènement des capétiens dans la seconde moitié du Xe siècle.
Le maintien de l’idéal impérial
Mais de ces mutations, Charles Le Chauve, comme ses contemporains, n’a pas une claire conscience. C’est pour une meilleure administration du royaume qu’il donne ces immunités ou confère des charges administratives aux héritiers du récipiendaire précédent. Charles, au contraire, vit, comme tous ses contemporains, dans le souvenir fantasmé de l’Empire romain, unificateur de la chrétienté, et donc structure politique capable de faire advenir une Cité nouvelle pour la gloire de Dieu. Les plus grands seigneurs et évêques du royaume de France travaillent aussi dans cette optique restauratrice, comme l’évêque Hincmar de Reims. Le pape Jean VIII, en élevant Charles Le Chauve à la dignité impériale et en faisant ainsi de la papauté, jadis protégée par les Carolingiens, une faiseuse d’empereurs dans la dynastie carolingienne, obéit au même impératif : restaurer l’unité politique de la chrétienté, suivant un idéal, celui de l’Empire romain, pour faire advenir le Règne de Dieu !
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Cette implication de la papauté dans le choix de l’empereur serait source d’autres conflits durant le Moyen Âge, ceux entre les dynastes de l’Empire romain germanique et la papauté, chacun se disputant la primauté politique en Occident.
Les prémices de l’esprit national
Pour l’heure, ce sacre de Charles Le Chauve est porteur d’un autre signe des temps, celui du repli national des aristocraties, à la fois conscientes de faire partie de la chrétienté, les regards tournés vers l’idéal de l’Empire romain, et pourtant considérant que la couronne impériale valait moins que leurs intérêts immédiats. Ainsi, les comtes ou les ducs qui soutinrent toujours Charles Le Chauve dans ses démêlées avec son frère Louis Le Germanique, ou contre les incursions vikings, refusèrent-ils massivement de le suivre au-delà des Alpes, dans une entreprise qui leur semblait étrangère et démesurée.
Dans le remuement de ce siècle de fer, naissaient d’un même pas l’esprit féodal et le sentiment national. Ces deux nouvelles fleurs de l’Europe mettraient quelques siècles à éclore. En ce jour de Noël 875, le sacre impérial de Charles Le Chauve sert de point d’étape pour s’en rendre compte.
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