Juriste et créateur de « crèches vivantes », Christophe Éoche-Duval explique le cadre légal dans lequel l’appel du pape François à « redécouvrir et vitaliser » les crèches peut être entendu. À la croisée de la liberté religieuse et de la liberté artistique, les crèches ont toute leur place… sur la place publique. C’est là-même leur vocation originelle : « incarner l’Incarnation » au-devant de tout le peuple.Souvent, l’actualité se répond : de manière extraordinaire, un pape se penche sur le « merveilleux signe de la crèche», tandis que des black blocs menacent des enfants jouant la crèche à Toulouse. Le 1er décembre, François a honoré ce signe d’un déplacement à Greccio (Italie) et d’une Lettre apostolique, tandis que le 14 décembre des voyous vocifèrent contre une pacifique représentation d’une crèche vivante.
La crèche, un catéchisme
Comme juriste, nous connaissons bien le cadre dans lequel la crèche vivante peut se développer et comme metteur en scène d’une crèche vivante à Paris en 2018, nous pouvons porter également un regard sur ce genre théâtral. L’invitation du Saint-Père — « J’espère que là où [la crèche] est tombée en désuétude, elle puisse être redécouverte et vitalisée » — n’est pas à prendre à la légère. La crèche invite les croyants à une théologie plus complexe qu’il n’y paraît. Ayant mis en scène une crèche, le B.a.-ba du scénariste est de se plonger dans les ouvrages. Nous renvoyons à au moins deux sources1, qui montrent combien la crèche est un catéchisme à elle seule. Le génie, notamment, du Poverello fut d’avoir le premier compris qu’il est vital, d’une part, d’incarner l’Incarnation — c’est le sens de la première crèche « vivante » qu’il fit « jouer » en 1223 — et d’autre part de proposer les Évangiles sous forme scénique sollicitant tous les sens corporels pour s’approprier le Mystère de la Nativité. Faites l’expérience des jeunes qui, plus ou moins endormis à la messe de Noël, retiendront assez peu le texte des Évangiles lu en chair, contrairement à leur degré de captation en assistant au spectacle d’une crèche vivante, dont rien n’interdit (bien au contraire) sa stricte fidélité aux détails des Évangiles de Matthieu et Luc comme de la tradition.
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Sur les places publiques
Le Saint-Père a donc raison lorsqu’il encourage, là où la crèche est tombée en désuétude, à la redécouvrir ou la revitaliser, et cite, fort à propos « les places publiques ». Il n’ignore sûrement pas deux réalités : malicieusement, sa remarque signifie que la crèche — hormis sa présence au fond de l’église qui est une enceinte protégée mais oblige à y entrer — a plus reculé dans l’espace public (« lieux de travail, écoles, hôpitaux, prisons ») qu’on ne veut bien l’avouer, tant en Occident sécularisé, que bien sûr dans de nombreux pays où la foi chrétienne est discriminée. Braver l’interdit dans certains pays en affichant la crèche représente à l’acte suprême de la neuvième béatitude : « Heureux êtes-vous si l’on vous persécute. » Le Saint-Père le sait et ce n’est donc pas aux chrétiens de Chine ou des pays musulmans qu’il adresse ses encouragements à « vitaliser » la sainte crèche. C’est là que les chrétiens d’Occident, s’ils s’enhardissent à exposer des crèches visibles, peuvent buter sur le juridisme mis en place dans les nations originellement christianisées mais fortement sécularisées. Les César modernes veillent avec pointillisme à l’encadrement juridique de toutes les activités humaines, y compris dans leurs manifestations religieuses, encore plus dans leurs manifestations publiques. N’évoquons que le cas français, mais très utile. C’est ici que l’incident de Toulouse devient cas d’école.
L’héritage des mystères médiévaux
Revenons un instant à la crèche « vivante ». Paradoxalement, le Pape n’en parle pas dans sa lettre : au contraire, il s’attarde sur les « santons » qui sont fait d’argile ou de bois, et s’il s’est déplacé à Greccio, il ne semble plus qu’on continue à y jouer, contrairement à d’autres villes en Italie, une crèche « vivante ». Car ce qui distingue la crèche en santons, diffusée essentiellement en France par l’effet de la Terreur qui a obligé à réfugier cette tradition « au fond de sa maison », et la crèche « vivante », c’est que cette dernière est interprétée par des acteurs. L’acteur prend chair de Marie, de Joseph, des bergers, des Mages et même un vrai bébé prenait chair de l’Enfant Jésus. On l’oublie complètement mais le théâtre occidental renaissant ne doit rien en filiation immédiate au théâtre gréco-romain mais aux « Mystères », c’est-à-dire aux Évangiles ou vie des saints joués ou mimés, comme un catéchisme vivant devant les fidèles illettrés, d’abord par les religieux eux-mêmes, dans le chœur ou le narthex, puis sur le parvis des églises ou monastères, et dont s’emparèrent progressivement des laïcs, ancêtres des comédiens.
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C’est ce fait, historique, propre à l’Occident médiéval, qui place la crèche « vivante » à la croisée du cultuel et du culturel. Jouée à l’intérieur de l’église, elle conserve plus volontiers le premier caractère ; jouée à l’extérieur, elle tire vers le second. Et parfois peut s’affranchir du premier. Car les artistes jouissent d’une impertinente « liberté artistique » qui les conduit à être créatifs. La crèche vivante devient « spectacle » et spectaculaire.
Droit des cultes et liberté artistique
En France, lorsque la crèche — qu’elle soit en santons, ou vivante — est exposée « sur la voie publique », cette distinction cultuel/culturel se retrouve clairement dans le distinguo entre d’une part les « cérémonies, processions et autres manifestations extérieures d’un culte » qui, relevant de la liberté religieuse, sont régies dans le cadre de l’article 27 de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État par le maire (à Paris, le préfet de police), et, d’autre part, les spectacles vivants, pouvant être soumis au code du travail s’ils sont mis en œuvre par des « groupements d’artistes amateurs bénévoles faisant occasionnellement appel à un ou plusieurs artistes du spectacle percevant une rémunération », qui sont, en tant que « manifestations culturelles », régis, pour simplifier, par les pouvoirs de police générale du maire (à Paris, du préfet de police, concerté avec le maire) au titre de ce qu’on appelle « le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques », et s’il y a lieu, une autorisation d’occupation temporaire (AOT) du domaine public.
Deux régimes juridiques
Par parenthèse, le domaine public municipal est devenu dévorant et même le parvis des églises n’est pas à l’usage de l’affectataire du culte. Deux régimes juridiques, qui, quoique exercés par la même autorité (le maire), ont des différences non négligeables : l’un ne peut bénéficier d’aucune subvention, l’autre peut recevoir des aides au titre des spectacles ou des animations culturelles ; au titre de la police du culte (loi de 1905), le maire ne peut (en théorie) s’opposer à la déclaration d’une crèche versus « culte » « sur les places publiques » qu’au nom de la prévention d’une atteinte grave à l’ordre public, s’agissant d’une liberté constitutionnelle ; au titre cette fois de la police des spectacles — activité humaine parfaitement louable mais non protégée avec la même intensité par la Constitution —, le maire pourrait s’opposer à la demande d’autorisation d’une crèche versus « culture » en invoquant un risque d’ordre public qu’il ne peut parer, mais aussi d’autres motifs (tirés du droit du travail des artistes, de la circulation sur le domaine public, de normes de sonorisation, etc.).
Dans les deux cas, une interdiction absolue est très peu envisageable ; elle pourrait être censurée sur référé par le tribunal administratif. En pratique, le projet d’une crèche vivante conduira à l’exercice encadré de la « liberté de crèche » : garanti d’un minimum de service d’ordre bénévole, d’un côté ; acquittement d’une redevance d’AOT et engagements au respect des normes d’un « spectacle vivant » de l’autre.
Le principe de laïcité n’a rien à voir
Car, dans tous les cas de figure, doit être catégoriquement écartée une objection qui n’est brandie que par les ignorants : le principe de laïcité n’a rien à voir et ne joue pas « sur les places publiques ». Les maires, rodés à la jurisprudence, le savent. Sans s’étendre, la laïcité est une obligation qui ne s’impose qu’aux espaces affectés aux personnes publiques (de l’État, des communes…) et à leurs agents, d’où le débat — strictement différent et sans aucun rapport — entre les crèches de santons montées à l’intérieur des hôtels de Ville et les crèches installées sur le parvis des églises, ou jouées « sur les places publiques » qui sont ouvertes à la liberté d’aller et venir.
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C’est pourquoi les vociférations des manifestants de Toulouse « en prétextant que les prières de rue étaient interdites en territoire laïc (sic) », selon le témoignage d’un journaliste de Infos-Toulouse, sont un non-sens contre lequel il faut que les organisateurs de crèches à la fois se prémunissent et en recherchent la sanction.
S’exprimer sans se nuire
Se prémunissent car il faut accepter qu’à toute liberté de manifester, au sens large existe la liberté de contre-manifester. Mais c’est le devoir suprême du maire ou du préfet que de permettre que les deux « manifestations » déclarées en mairie s’expriment mais sans se nuire. En général, c’est affaire de prévention, polices nationale ou municipale devant avoir été prévenues pour veiller à la tranquillité publique pour l’exercice de la crèche légalement permise, au besoin la bonne coordination avec l’organisateur qui peut avoir son « service d’ordre » le gère avec les autorités en amont de l’évènement.
Si, hélas, des perturbations ont lieu, il faut distinguer. Au cas où le maire ou la police ont mal séparé les deux manifestations, ils encourent leur responsabilité ; si la contre-manifestation est « sauvage », ce qui semble être le cas de Toulouse, c’est elle qui enfreint les lois de la République et il faut en rechercher non seulement la sanction légale, mais ne jamais céder à l’expression de si grandes libertés, qu’elle soit cultuelle si la crèche a été placée sous cette orientation, ou artistique, si la crèche est théâtralisée.
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Car ceux des citoyens français qui se confessent chrétiens saisissent désormais avec la lettre du Pape tout l’enjeu et même le devoir que la crèche soit « redécouverte et vitalisée ». Puisse François être écouté, en France même.
Sur les parvis
Créateur en 2018 d’une crèche vivante assumée comme une œuvre de l’esprit avec cinquante comédiens qui interprètent leur rôle d’artistes, je mesure — pour les difficultés matérielles rencontrées (et non juridiques) d’avoir cherché à la rééditer — l’allusion du Pape sur le danger de « désuétude » d’une tradition. Sans avoir vraiment disparue en France, jouées de ci de là avec des approches différentes et respectables, depuis la crèche mimée par les enfants (comme à Nantes ou Toulouse…) jusqu’à celle d’adultes, depuis celle jouée en playback et voix off (Châtelaillon-Plage, Port-Bail ou Saint-Anne d’Auray méritent le détours…) jusqu’à la crèche interprétée par des comédiens, la crèche vivante doit redevenir plus prégnante devant le parvis de toutes nos églises la veillée de Noël et ces initiatives être davantage soutenues « matériellement ». Sur les parvis, car c’est le lieu légitime qui laisse chacun libre d’assister ou non à la messe de minuit mais qui offre à tous l’émerveillement festif de la Nativité, non croyants ou non chrétiens compris.
Que, modestement, on m’autorise par cette tribune à lancer cet appel à tous les évêques, recteurs de sanctuaires et curés : À l’instar de l’apôtre des pauvres, faites (re)jouer sur vos parvis des crèches vivantes, en toute tranquillité légale !
[1] Hugues Cousin (dir), Les Mages et les Bergers, Cahiers Évangiles n°113, Éditions du Cerf, 2000 ; Jocelyne Tarneaud, Si Noël m’était conté, Éditions Cariscript, 2006.