La sortie d’un film de Terrence Malick est toujours un événement. Surtout quand il met son art de la grâce au service de la résistance. Sa longue fresque, « Une vie cachée », revient sur la vie exemplaire de l’objecteur de conscience autrichien Franz Jägerstätter. Sorti au cinéma le 11 décembre, il est désormais disponible en DVD.Lors de son très beau succès à Cannes, devant un public conquis et enthousiaste, la récompense du jury œcuménique a consacré l’immense talent du réalisateur américain. Le choix de Terrence Malick était audacieux de porter la vie d’un objecteur de conscience à l’écran, de surcroît béatifié par l’Église catholique en 2007, à l’heure où le nazisme enflait de sa culture de mort. “Qu’est-ce que le Christ attend de nous ?”, avait écrit le cinéaste à Martin Scorsese après avoir vu son film Silence. La même question rôde durant tout le film, elle l’emplit et lui donne toute son épaisseur.
Le talent de Terrence Malick fait le reste entre splendeur, rythme lent, plans serrés, suspendus, calmes et essentiels, et enfin profondeur à nue, à même la peau d’un homme simple qui a vaincu jusqu’au bout le relativisme de la morale. Jusqu’à en mourir. C’est aussi à cette question que l’on doit l’incarnation du surnaturel, du spirituel et de la quête existentielle de l’être humain. Après une série de long-métrages où il tournait sans cesse autour sans jamais y entrer vraiment, comme le fils de l’homme, Terrence Malick a enfin choisi l’incarnation. Inutile de dire que le film est au-delà de tout ce qui se fait actuellement, au-delà de ce que l’on aurait pu attendre ou espérer.
On suit un homme d’une humilité à faire tomber le plus heureux des hommes ou le plus vaniteux. Car ce sont les malheureux qui refusent comme lui de porter la croix de la conviction. Et pourtant, durant près de trois heures, peu de dialogues ; durant de longues minutes, c’est la contemplation dans le creuset de cette âme paysanne au beau milieu d’un village autrichien pris par le nazisme. Car les films du réalisateur américain pourraient bientôt être synonymes de testament spirituel, au sens d’un engagement total de son être et de son talent.
Le refus du nazisme
À Sainte-Radegonde, tout le monde vote l’Anschluss qui scelle l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne, et donc son ralliement au nazisme du IIIe Reich. Franz Jägerstätter est le seul à s’y opposer. Il refuse de se battre aux côtés des soldats soumis aux ordres d’Hitler, présenté au début du film comme l’Antéchrist. Le maire, le prêtre du village, les villageois et sa mère tentent de le convaincre et de le prévenir du danger qu’il encoure. Mais sa femme, Fani, le laisse à sa liberté de conscience et le soutient dans la fermeté de sa foi, quasi inébranlable, au risque d’être seule à élever leurs filles. « Si Dieu nous donne le libre arbitre, on est responsable de ce qu’on fait. Ou ne fait pas. Non ? », se met-il à douter. « Je ne peux pas faire ce que je crois être mal. »
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Fou amoureux de sa femme et d’un tempérament entier, cet agriculteur choisira malgré tout de suivre la vérité du Christ dans sa vie. Ce n’est pas seulement la guerre qu’il refuse, ni même le nazisme seul, mais aussi la haine grandissante nourrie par le nationalisme qu’il observe chez ceux qu’il croyait connaître. Il sera même haï par eux. Le verdict est sans appel, la prison pour trahison l’attend à Linz, puis à Berlin. « Tu serais sans doute fusillé. Ton sacrifice ne profiterait à personne », ce constat du prêtre du village renforce l’incompréhension face à un tel geste. Mourir à la guerre après avoir tué, ou mourir avec la conscience limpide. Entre les deux, Jägerstätter ne se posera pas longtemps la question.
Aux ténèbres du cœur de l’homme, Malick répond par la beauté
Au beau milieu de la campagne autrichienne les paysans travaillent sans relâche, participent aux fêtes du village, continuent, comme d’habitude, d’aller à la messe dans un pays pris dans une guerre injuste qui s’attaque aux faibles. Même la solidarité n’est plus de mise. Fani est seule et rejetée. La caméra pèse, s’attache aux gestes du quotidien, à la vie, au bonheur de la famille de Jägerstätter. Elle prend son temps pour mesurer ce à quoi renonce Franz et ce qu’il sauve.
Il filme aussi la magnificence de la nature, avec un talent dont il a le secret. Plus on goûte à la beauté des paysages plus l’horreur perpétrée par l’homme paraît mesquine. Terrence Malick n’oublie pas de nous amener avec lui, avec son héros, dans un espace réservé aux âmes fortes seules : la paix. Le refus de la colère et de la violence est entourée de silence, et sans doute de beaucoup de prière, dans des plans à la fois poignants et éloquents.
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De sa prison, il écrit à sa femme : « Les chrétiens doivent s’équiper pour travailler et combattre au service de Dieu en se dépouillant de tout ce qui les empêche de parvenir à destination. Ils doivent être spirituellement sobres, c’est-à-dire libres de l’ivresse du péché. » La grâce règne au milieu du chaos, dans la cour de la prison, dans la cellule où on le frappe pour faire plier sa volonté. Et Terrence Malick n’oublie pas la beauté de l’amitié avec le merveilleux acteur Franz Rogowski, compagnon de galère qui le fait respirer, et nous aussi.
Un dilemme universel
Franz Jägerstätter est d’abord un martyr, — un témoin —, et non pas une victime. Pour incarner l’objection de conscience jusqu’à son exécution finale, irrémédiable, il accepte de vivre toutes les contraintes de ce choix radical. Solitude, refus de juger les autres (notamment dans la scène admirable qui le confronte à Bruno Ganz, haut gradé de l’armée du Reich dans le film), espérance et courage sont ses seuls refuges. En fait de jusqu’au-boutisme, c’est le libre-arbitre et la liberté qu’il veut faire triompher. Ceux, justement, auxquels Bruno Ganz ne peut plus accéder malgré sa lucidité : « Imaginez-vous un instant que votre conduite changera le cours de cette guerre ? Personne n’en sera changé. Le monde continuera comme avant ».
Ô combien ce genre de propos est en permanence d’actualité. Ô combien le sens de la vie n’est plus de lui donner un sens mais de la sauver pour soi-même, à l’inverse de Jägerstätter. Terrence Malick expose toute la complexité du dilemme universel de la conscience humaine. Sans jugement, ni morale, il va dans les profondeurs avec un scénario sublime, un montage exceptionnel et une photographie habitée. Tout cela pour suivre le visage d’un homme bien décidé à échapper à la barbarie, ne pas en être, mais sans fuir. Franz Jägerstätter meurt le 9 août 1943.
Une vie cachée, de Terrence Malick, avec August Diehl, Valerie Pachner, Bruno Ganz et Franz Rogowski, le 11 décembre au cinéma.
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