Le Chili est secoué depuis un mois par de violents troubles sociaux. Le professeur Jaime Antúnez explique au philosophe Henri Hude les raisons profondes de la crise. Une crise révélatrice des désenchantements de la société de consommation dans un pays qui est sorti de la pauvreté.Depuis six semaines, le Chili est secoué par un mouvement de contestation inédit. Jaime Antúnez, docteur en philosophie et fin connaisseur de la société chilienne, a dirigé pendant vingt-trois ans la revue chrétienne d’anthropologie et de culture Humanitas, estime que la situation du pays ressemble à celle de la France en 1968 : une forte croissance économique combinée à une explosion d’insatisfaction sociale. La culture dominante, analogue à celle qui domine en Occident, est un mélange d’idéologie libertarienne et technocratique. Le matérialisme effréné de la société de consommation suscite plus de frustrations que d’espoirs. La classe moyenne émergente a peur de l’avenir. La crise chilienne ressemble au malaise social et culturel que l’on retrouve dans de nombreux pays européens. Elle pourrait devenir paradigmatique.
Aleteia : Que se passe-t-il au Chili ?
Jaime Antúnez : Au départ, un fait presque insignifiant : une augmentation de 30 pesos du ticket de métro provoque le 17 octobre une révolte étudiante. Le lendemain, des activistes brûlent vingt stations de métro, en dévastent 41 autres. Dans le même temps, la principale centrale de distribution d’électricité de la région métropolitaine est incendiée. La même nuit, 325 supermarchés sont mis à sac, non seulement dans la capitale, mais aussi à Concepción, seconde ville du pays et à Valparaiso. En plein centre-ville, l’immeuble d’El Mercurio de Valparaiso, le plus ancien journal de langue espagnole brûle. Le 19, les attaques incendiaires s’étendent jusqu’à Arica, à la frontière du Pérou, et à Punta Arenas, cinq mille kilomètres plus au sud. Le gouvernement, complètement pris de court, déclare l’état d’urgence et envoie l’armée dans les rues. Mais celle-ci, mal préparée à ce genre de situation, craint les médias et l’état d’urgence est levé. Le 25, un million deux cents mille personnes manifestent pacifiquement dans Santiago. Le gouvernement cède sur son programme d’orthodoxie fiscale et annonce de grands changements. Il suspend les réunions internationales de la COP25 et du Forum de la Coopération économique Asie-Pacifique (APEC) qui devaient avoir lieu à Santiago en octobre et novembre. Le 13 novembre, la violence reprend, une journée de grève nationale est lancée. Mais un semblant de tranquillité revient avec la promesse du Président Piñera de convoquer l’an prochain un plébiscite et une assemblée constituante pour refaire la constitution du pays.
Faut-il chercher derrière ces événements la main de puissances étrangères ?
Les États-Unis n’ont sans doute rien à voir avec ce qui se passe, puisque le gouvernement du Président Piñera est assez proche des Américains. En revanche, un désordre durable et généralisé en Amérique du Sud, remettant en cause l’alignement du continent sur les positions de Washington, poserait aux États-Unis un grave problème. Certes, le Parti communiste chilien garde des liens avec Cuba et le Venezuela, peut-être aussi des liens historiques avec la Russie, mais c’est un très petit parti, dont l’influence est beaucoup plus faible que celle du Frente Amplio, coalition “postmoderne” analogue au parti Podemos en Espagne. De toute façon, des manipulations, si elles existent, ne seraient possibles sans l’énorme potentiel de révolte qui s’est accumulé à l’intérieur du pays.
Cette révolte vient-elle de la pauvreté ?
Pas principalement. Le Chili est actuellement le plus développé de tous les pays d’Amérique latine, avec un produit par tête de 24.600 USD en 2017, en gros la moitié de celui de l’Allemagne. Ce chiffre est à comparer en Europe avec la Pologne (29.300) ou le Portugal (30.300), et avec ses voisins, Argentine (20.700), Brésil (15.550) ou Bolivie (7.500). La croissance économique est ralentie depuis sept ans, mais elle a été longtemps continue et très élevée depuis la libéralisation de l’économie par le régime militaire (1974-1990), et poursuivie après le retour du régime démocratique (environ 7% par an). Globalement, le pays est sorti de la pauvreté. Les inégalités restent très fortes, mais la très grande pauvreté a été éliminée. Subjectivement, l’impression peut bien sûr être différente. La situation ressemble à celle de la France en 1968, avec une forte croissance économique, combinée à une explosion d’insatisfaction sociale. Il y a aussi les craintes que suscitent la révolution technologique et la mise sous pression à la fois de l’économie et de la solidarité par la financiarisation excessive du capitalisme néolibéral. C’est pourquoi la classe moyenne est anxieuse.
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Il s’agirait alors d’une crise culturelle ?
C’est sans aucun doute une dimension majeure du problème. La culture dominante au Chili, comme partout en Occident, est un mélange d’idéologie postmoderne, libertarienne, et de vision purement technocratique. Le relativisme ordinaire entraîne une focalisation sur la consommation matérielle. Et le matérialisme suscite des attentes fantasmatiques, qui se terminent inévitablement en sentiments de frustration.
N’y a-t-il pas des injustices ?
Sans aucun doute, mais on en trouvera toujours et partout, y compris quand tout reste calme. Parfois, c’est vrai, l’exagération des injustices structure une lutte de classes qui devient le facteur explicatif dominant. Mais ici et maintenant, au Chili, on est forcé de penser à quelque chose d’autre et de plus profond. C’est culturel et psychique. Le matériel ou le social, même réels, servent de prétexte à l’expression de l’angoisse et de l’insatisfaction profonde, inconsciente, métaphysique. Le champ politique devient un immense défouloir. Le fond des choses, c’est qu’à partir d’un certain moment, la permissivité et la société de consommation rendent les gens très malheureux.
Mais pourtant les gens adhèrent à cette illusion…
Oui, en tout cas une majorité, semble-t-il. Il faut comprendre que notre continent vient de la grande pauvreté. Les gens adhèrent donc volontiers aux promesses et aux bienfaits du progrès technique. Mais ils adhèrent aussi à ses illusions. Hier c’était la révolution prolétarienne. Aujourd’hui, c’est la prospérité petite-bourgeoise et la libération sexuelle. Comme en France en 1968… On compte maintenant au Chili 30% d’athées et à peine une moitié de personnes qui se déclarent chrétiennes. Et cela ne date pas d’hier.
Dans cette culture postmoderne en pleine crise, le manque de sens (sagesse ou religion) engendre donc une frustration fondamentale, mais qui n’est pas identifiée.
C’est la raison pour laquelle les gens se heurtent à un mur sans rien y comprendre. Ils cherchent des boucs émissaires et décompensent. Par exemple, on a mis à sac les cathédrales de Valparaiso et de Puerto Montt, et brûlé l’antique église Vera Cruz à Santiago. La violence explose, typique réaction d’échec, cherchant à détruire, moins pour détruire que pour se venger de la vie.
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Ce que vous décrivez, c’est le mécanisme d’une crise d’hystérie. Le Chili serait-il donc en pleine névrose, dans un monde qui rend fou ?
Je le crains. Cela dit, tout ne se ramène pas à une sorte de problème psychique. Ce qui est très puissant, derrière l’esthétique de la violence, c’est le très fort désir de la classe moyenne émergente de monter dans le train de la véritable richesse, sa prise de conscience des limites de l’enrichissement possible, dans un contexte d’inégalités sensibles, et aussi sa peur soudaine des perspectives de reprolétarisation.
Le mouvement a-t-il des chefs ?
Non. Ni chef, ni doctrine, ni programme. Comme pour les Gilets jaunes… Le projet, c’est de tout changer. Le mot d’ordre, c’est la « dignité ». Le moyen choisi, c’est le débat constitutionnel national.
N’est-ce pas une contradiction flagrante que de réclamer la dignité tout en adhérant à une culture qui l’exclut ? Pour la technocratie relativiste, l’homme est une chose, un robot sans dignité. Si la « dignité » n’est qu’une construction mentale artificielle, à quoi bon se révolter ?
La « dignité » est un héritage du christianisme et des Lumières, religion et philosophie auxquelles beaucoup disent ne plus croire. Mais le raisonnement n’a plus de place dans notre société en ce moment. La confusion des esprits est à son comble et le niveau de rationalité à l’étiage. Par ailleurs, je ne suis pas sûr que la populace incendiaire pense beaucoup à la culture, technocratique ou autre. Il est donc à craindre que ce débat constitutionnel annoncé soit mené par des irrationnels névrosés. Dans ce cadre culturel dominant, nous irons droit au chaos économique et à l’impuissance politique. Ainsi, naissent les dictatures.
Que faire ? N’y a-t-il donc pas de leader dans ce pays ?
La classe politique est rejetée dans son ensemble. Elle est impuissante face à la financiarisation de l’économie. Si un leader émergeait, il ne serait pas suivi. Il y a deux ans, aux élections présidentielles, le Parti socialiste chilien a préféré présenter un présentateur de télévision parfaitement inculte et superficiel à l’ancien président Lagos, qui unissait sagesse et expérience.
Comment voyez-vous l’avenir ? Cette crise est-elle un modèle ?
Si tout allait toujours vers le bas, l’homme aurait disparu depuis longtemps. Il y a des mécanismes correcteurs. Un jour ou l’autre, les erreurs de la culture seront rejetées, et des leaders de valeur émergeront. Mais je crois en effet que la situation au Chili a quelque chose de paradigmatique.
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