Le cri prophétique que vient de lancer le Saint-Père dans son message du 24 novembre sur les armes nucléaires nous offre un discernement providentiel des signes des temps, avec en toile de fond Hiroshima et Nagasaki, la souffrance et l’horreur indescriptible des victimes et de leurs familles.Au commencement, « Dieu vit tout ce qu’il avait fait, c’était très bon » (Gn 1, 31). Mais par sa désobéissance, « voilà que l’homme est devenu l’un de nous, pour connaître le bien et le mal » (Gn 3, 22). Caïn et Abel illustrent l’intensité du combat spirituel. Le Seigneur met Caïn en garde : « Le péché n’est-il pas à la porte, une bête tapie qui te convoite, pourras-tu le dominer ? » (Gn 4, 7). Peu après, « Caïn se jeta sur son frère Abel et le tua. Le Seigneur dit à Caïn : « Où est ton frère Abel ? ». Il répondit : « Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère ? » (Gn 4, 8-9).
Cette question tourmente depuis lors la conscience de l’humanité, et notre génération avec acuité. Désormais l’homme a pénétré l’intime de la matière et dispose des moyens de sa destruction totale. Comme au chapitre six de la Genèse, c’est l’existence même de la création qui est compromise : « À cause des hommes, la terre est remplie de violence. Et bien, je vais les détruire et la terre avec eux » (Gn 6, 13). En dépit de l’alliance établie avec Noé (Gn 9, 17), la volonté de toute-puissance des hommes demeure : « Allons ! bâtissons-nous une ville, avec une tour dont le sommet soit dans les cieux » (Gn 11, 4). Alors le Seigneur intervint : « Embrouillons leur langue», et il « les dispersa sur toute la surface de la terre » (Gn 11, 7-8).
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Sommes-nous à l’époque de Babel ? Ou sommes-nous plutôt à celle de Jonas ? Allons-nous, comme les habitants puis le roi de Ninive, entreprendre un jeûne et nous détourner de nos conduites mauvaises pour ne pas périr (Jon 3, 1-10) ? Notre humanité, dont les instruments de puissance, de domination et de destruction n’ont jamais été aussi impressionnants, prend conscience aujourd’hui de l’unité de son destin. « Cette génération mauvaise et adultère réclame un signe, mais, en fait de signe, il ne lui sera donné que le signe de Jonas », dit Jésus à ses contemporains (Mt 16, 4). Hiroshima et Nagasaki ne sont-ils pas les signes pour notre génération d’un bouleversant appel à une conversion radicale ?
Les signes des temps, c’est la prise de conscience d’une paix si nécessaire et si fragile. La paix peut s’entendre comme l’absence de guerre, sous forme de menace de violence réciproque. Une paix instable de crainte et de méfiance qui est celle que dénonce le pape avec vigueur. À la suite du Christ, le Pape est apôtre de la paix, une paix bâtie sur la coopération et la confiance, empreinte de justice, de fraternité, de solidarité, de dialogue…
En discernant les signes des temps, le Pape évoque une « Troisième Guerre mondiale par morceaux » : un cycle géopolitique de réarmement général massif, le passage de la domination de deux blocs à une multiplicité d’acteurs, d’intérêts et de tensions…
Les signes des temps, ce sont aussi ces innovations qui déploient de nouvelles menaces : biotechnologiques, bactériologiques, chimiques, spatiales, cyberattaques,… Le sujet n’est plus celui de la seule « arme nucléaire » mais celui de toutes les « armes de destruction massive non discriminantes ». Ajoutons de surcroît qu’avant d’être technique, la question cruciale est celle de la conversion des cœurs.
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Les signes des temps, c’est encore, avec Laudato Si’, la façon dont « tout est lié ». La démographie, l’air, l’eau, les ressources naturelles, le climat, la bio-diversité… ne connaissent pas les frontières politiques, les États-nations et leurs systèmes d’armes. Toute la famille humaine est désormais en danger. « Un monde de paix demande la participation de tous ».
Les signes des temps sont aussi les cris des pauvres et de la terre qui montent vers le ciel, autant d’injustices et de situations indignes. Le Pape l’écrit : « Non à une économie de l’exclusion », « une telle économie tue » (Evangelii Gaudium 53) ; « Non à la nouvelle idolâtrie de l’argent » « qui conduit à la négation du primat de l’être humain » (EG 55-57) ; « Non à la disparité sociale qui engendre tôt ou tard une violence que la course aux armements ne résout ni résoudra jamais » (EG 60). À Nagasaki, le Pape souligne que « dans le monde d’aujourd’hui, où des millions d’enfants et de familles vivent dans des conditions inhumaines, l’argent dépensé et les fortunes gagnées dans la fabrication, la modernisation, l’entretien et la vente d’armes toujours plus destructrices sont un outrage continuel qui crie vers le ciel », alors que ces ressources pourraient être utilisées « au bénéfice du développement intégral des peuples et pour la protection de l’environnement naturel ».
Le Pape formule aujourd’hui deux propositions essentielles : La première est celle du renforcement de l’architecture internationale de contrôle des armes : « Nous ne pourrons jamais nous lasser d’œuvrer et de soutenir avec une insistance persistante les principaux instruments juridiques internationaux de désarmement et de non-prolifération nucléaire (= TNP, ndlr), y compris le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (= TIAN, ndlr)». Le pape relie ainsi clairement le TIAN au TNP. Il invite « à la prière » et à « la recherche infatigable de la promotion d’accords ». Cela prendra du temps, ce « temps qui est supérieur à l’espace » (EG 222) et sans lequel rien de durable ne se construit. Ici comme partout, « la réalité est plus importante que l’idée » (EG 231), et « l’unité prévaut sur le conflit » (EG 226), d’où l’importance d’un chemin concret et réaliste à partir de ce qui « est ». Cela ne peut s’accomplir que de manière générale, concertée et contrôlée. Et comme « le tout est supérieur à la partie » (EG 234), il s’agit de considérer la question dans sa globalité sans séparer « le nucléaire » des questions politiques, géostratégiques, diplomatiques, scientifiques, culturelles… des peuples et de leurs histoires. Le modèle du polyèdre convie à une approche complète des référentiels de puissance, très différents selon les pays et les civilisations.
“Il faut aller au-delà des États-nations pour construire ensemble un monde du “Bien commun” qui se révèle être plus que la simple addition des intérêts strictement nationaux.”
Il faut aller au-delà des États-nations pour construire ensemble un monde du « Bien commun » qui se révèle être plus que la simple addition des intérêts strictement nationaux. Il faut dépasser les rapports de force et d’intérêts, et promouvoir une organisation internationale qui constitue une authentique instance de négociations. Un puissant dialogue interreligieux serait ici primordial. Initier un dialogue œcuménique entre catholiques, orthodoxes et réformés, puis le prolonger avec juifs et musulmans, ainsi qu’avec les hommes de bonne volonté de toutes traditions philosophiques ou humanistes permettrait de diminuer les tensions et de contribuer à la détente.
Le deuxième point fondamental souligné par le Pape, dans un bouleversant appel à la conversion, renvoie à notre capacité d’habiter en fils et en frères notre planète. C’est un appel à une écologie intégrale. En langage chrétien, il intime de passer du chaos du péché à l’ordre de justice de la charité, en faisant de l’autre notre prochain. En langage universel, il signifie que notre avenir repose sur notre aptitude à vivre fraternellement et solidairement l’immense défi de notre destin commun qui transcende, sans les nier, les frontières et les réalités politiques.
« Suis-je le gardien de mon frère ? ». Cette interrogation qui résonne depuis l’aube de l’humanité est autant celle de la vie que de l’éternité de chacun et de tous. La question des armes nucléaires convoque notre génération à y répondre de la façon la plus essentielle.