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À propos du dernier Nothomb : pitié pour le roman !

Amélie Nothomb

Amélie Nothomb.

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Henri Quantin - publié le 29/10/19
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Le dernier roman d’Amélie Nothomb, consacré à la passion de Jésus, a suscité beaucoup d’intérêt. Mais un roman se juge d’abord à sa qualité littéraire. Les grands écrivains chrétiens — Bloy, Maritain, Bernanos — l’ont toujours dit : l’art du roman est d’abord l’art du roman. Quand un écrivain parle de Jésus, il y a tout lieu de se réjouir, mais quand le roman est médiocre, c’est médiocre.Ce n’est pas un Évangile, mais cela aurait pu être une bonne nouvelle : Jésus au cœur de la rentrée littéraire. Le nouveau roman d’Amélie Nothomb, Soif, fait parler le Christ à la première personne, au cours de son chemin de croix. Le livre a emporté quelques suffrages chez les catholiques. On pourrait s’en réjouir si cela signifiait la fin des critères exclusivement moraux ou théologiques pour juger une œuvre d’art. Cent ans après les belles pages de Léon Bloy contre le best-seller de l’abbé Bethléem, Romans à lire et romans à proscrire (1904), le temps des bons points de vertu attribués à un auteur peut sembler révolu.

Maritain : ne pas confondre valeur artistique et valeur morale

Bloy, on s’en souvient, reprochait à Bethléem, qui sévissait avec son complice Jean Guiraud — le directeur de la Croix — de faire reposer toute critique sur « deux bases de granit » qui lui permettaient de juger facilement un livre : primo, « écarter l’art », en le balayant au loin comme une ordure ; secundo, considérer que tout roman qui parle d’amour relève de l’éloge de la luxure (ainsi Le Colonel Chabert de Balzac est-il avant tout pour Bethléem « un roman d’amour impur »).


Amélie Nothomb
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Maritain prit la relève de son parrain Bloy et tenta à son tour d’appeler les commentateurs catholiques à ne pas confondre les ordres : « La valeur artistique et la valeur morale relèvent de deux domaines différents. La valeur artistique se rapporte à l’œuvre, la valeur morale se rapporte à l’homme. Les péchés des hommes peuvent servir de sujet ou de matière à une œuvre d’art, et l’art en tirer de la beauté esthétique — sans quoi il n’y aurait pas de romanciers. »1 Mauriac, romancier inquiet de la compatibilité de sa vocation d’écrivain avec sa vertu, réclama aussi d’être distingué de l’auteur de la revue des Folies Bergères. Il sut gré à Maritain d’être le seul à prendre son inquiétude au sérieux. Bethléem et Guiraud régnaient toujours.

Bernanos : le personnage n’est pas l’auteur

Bernanos, de son côté, fut obligé de faire une petite leçon de littérature à Jean Guiraud qui avait qualifié Sous le soleil de Satan de « roman diabolique » et accusé l’auteur de provocation publicitaire : « Je ne comprends pas, je ne puis comprendre qu’on puisse croire faire le procès de mon livre en faisant celui du curé de Lumbres. » Appel à ne pas confondre ce que dit un personnage et ce que pense l’auteur. Appel, en somme, à apprendre le b.a-ba de l’art romanesque avant de prétendre critiquer un roman.

À part dans quelques milieux au moralisme étriqué, où « poète » est une insulte, on peut penser que plus personne ne lit un roman avec les œillères de Guiraud. Tant mieux. Est-ce pour autant un progrès qu’une partie de la presse catholique ait salué Soif ? Ce n’est pas certain, car le changement de perspective n’exclut pas un aveuglement persistant sur les critères de jugement. Il ne suffit pas d’avoir gagné en ouverture d’esprit pour faire preuve d’acuité littéraire.


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Or, il n’y a nulle trace, chez ceux qui ont trouvé quelque intérêt à Soif, d’une analyse qui porte sur l’écriture et sur l’art romanesque, c’est-à-dire précisément sur ce qu’il s’agit de juger. Les disciples de l’abbé Bethléem disaient en substance : ça parle de Jésus et ce n’est pas l’œuvre d’un théologien, donc c’est à proscrire. Les post-bethléemiens disent : ça parle de Jésus dans un monde qui l’oublie, donc c’est, sinon à encenser, du moins à encourager. Pour la prise en compte de l’art du roman, on repassera.

Un bon roman est d’abord un bon roman

En 1963, Flannery O’Connor, romancière et catholique, prononça une conférence devant des professeurs de lettres. Elle y déplorait qu’un grand nombre de lycéens abordent l’enseignement supérieur sans avoir appris qu’un point indique la fin d’une phrase. Elle jugeait toutefois « encore plus scandaleux le nombre de ceux qui sortent de l’Université avec une estime inépuisable pour la littérature facile et juvénile ». Une des causes résidait à ses yeux dans un enseignement de la littérature qui ne cessait d’évacuer son objet : « Avec un peu d’astuce […], on peut intégrer la littérature anglaise à la géographie, à la biologie, à l’économie ménagère ou au basket-ball, voire au cours de sécurité contre l’incendie — à tout ce qui peut remettre au lendemain la funeste nécessité d’étudier la nouvelle ou le roman en tant que nouvelle ou roman. »2 En 2019, on peut parler de Soif sous des angles variés : les traces diffuses d’un christianisme moribond, le rituel bien huilé de la rentrée littéraire, l’humour belge, voire la nécessité de se créer un personnage médiatique pour être reconnu comme écrivain. Mais, pour qui veut étudier Soif en tant que roman, le diagnostic est simple : de roman, il n’y en a pas.

« Ce n’est pas le Christ qu’on entend parler »

Dans un article par ailleurs inepte, Sartre reprochait à Mauriac de n’avoir pas su s’effacer devant ses personnages et employait une formule judicieuse : M. Mauriac, disait-il, « s’est préféré ». Rien ne peut mieux dire le raté total de Soif que ce verbe significativement pronominal : Madame Nothomb s’est préférée. Omniprésente, dans son style de lycéenne appliquée, elle ne cesse de prêter à son Christ des précisions scolaires appuyées : « Ce n’est pas une métaphore » ou « Souvent, je lui ai posé cette question qui n’avait rien de rhétorique ».



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Les passages qui se veulent théoriques ne sont pas plus inspirés. Ainsi, à propos de Judas, le Jésus de Nothomb remarque : « L’appel d’air suscité par cette condamnation aboutira évidemment à son contraire. À partir d’une identique pauvreté d’informations, Judas sera déclaré le disciple le plus aimant, le plus pur, le plus innocent. » Ce n’est pas le Christ qu’on entend parler, c’est un exposé de Première L vaguement inspiré d’une notice de Wikipédia. Sans cohérence de l’instance narrative, on ne peut guère parler de roman. Dans Soif, le choix d’épouser le regard de Jésus relève moins de la fécondité romanesque que de la grosse ficelle publicitaire. Bethléem aurait sûrement reproché à Nothomb de faire parler le Christ ; on lui reprochera surtout de ne pas avoir du tout réussi à le faire parler.

Les exigences du Verbe

Le romancier qui se veut plus intelligent que son personnage devrait changer de métier, écrivait Kundera, pour rappeler la différence entre « la sagesse du roman » et le discours de l’essayiste ou du moraliste. Nothomb, qui se préfère sans cesse au Christ, tente ostensiblement de se faire plus intelligente que Lui. Inutile de dire que c’est perdu d’avance.

Soif, croyait bon de préciser un commentateur, nous enseigne d’abord que l’auteur aux vingt-huit romans publiés n’est pas théologienne. Il nous enseigne surtout qu’Amélie Nothomb n’est pas romancière, ce qui est autrement plus gênant pour écrire un roman. Dans sa conférence de 1963, Flannery O’Connor suggérait un but à tous les professeurs : « Subvertir la liste des meilleures ventes ». Puissent les catholiques se fixer le même objectif ! Les disciples du Christ gagneraient, dans leurs conseils aux lecteurs, à préférer les exigences du Verbe aux facilités du verbiage.


(1) J. Maritain, La Responsabilité de l’artiste, Arthème Fayard, 1961, p. 21-22.
(2)  Flannery O’CONNOR, Œuvres complètes, Quarto, Gallimard, p. 875.

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