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“La tendresse est le chemin pour entrer dans un rapport apaisé à la technique”

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Domitille Farret d'Astiès - publié le 21/09/19
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Alors que le projet de loi bioéthique sera débattu à partir du 24 septembre 2019 à l’Assemblée nationale, “La voie de la fragilité”, dialogue entre Jean-Christophe Parisot, diacre et haut fonctionnaire atteint d’une myopathie, et Philippe de Lachapelle, directeur de l’Office chrétien des personnes handicapées (OCH), vient de sortir en librairie. Entretien avec Philippe de Lachapelle. Aleteia : La manipulation génétique des embryons humains à laquelle semble consentir notre société pourrait avoir pour conséquence que ne naissent plus de personnes avec un handicap. Cette même société emploie en même temps à tire-larigot le terme “inclusion”. Cette inclusion, est-ce un mirage ?

Philippe de Lachapelle : Tout d’abord, il faut préciser tous les handicaps ne sont pas de naissance. Beaucoup apparaissent au cours de l’existence à cause des accidents de la vie, de la maladie psychique… Le handicap sera toujours dans nos vies. Concernant l’inclusion, je ne crois pas que ce soit un mirage. On progresse, certes beaucoup trop lentement et trop peu, mais il y a une vraie volonté qui est là et qu’il faut saluer. Et en même temps que l’on progresse, on entre dans une logique d’élimination du handicap à la naissance qui est extrêmement paradoxale. Il y a une dimension un peu “handiphobe” dans notre société qui conduit à des comportements eugénistes. Cette culture eugéniste, elle n’est pas présente que chez les médecins, mais aussi dans nos familles. On n’est pas bienveillant vis-à-vis du handicap. Ce paradoxe est révélateur d’une tension que nous avons dans notre société, mais que nous avons aussi chacun de nous en nous.

“Il y a une sorte de paradoxe et d’antinomie qui fait que nous avons envie d’éviter la fragilité, au point d’éliminer non pas le handicap, mais la personne.”

Le handicap fait peur, la fragilité fait peur. Notre société est extrêmement performante, il faut toujours être dans le plus, le mieux. Il y a une sorte de paradoxe et d’antinomie qui fait que nous avons envie d’éviter la fragilité, au point d’éliminer non pas le handicap, mais la personne. C’est très violent vis-à-vis des personnes handicapées elles-mêmes. Et ce n’est pas seulement à la naissance. À chaque fois qu’il y a des drames comme celui dernièrement de Vincent Lambert, très médiatisé, on entend : “C’est beaucoup mieux qu’il soit mort”. Comme si aujourd’hui, la mort pouvait être un acte d’amour. Et cela, c’est d’une violence inouïe pour les personnes handicapées. Ce paradoxe, il traverse toute notre société. Je pense que les deux mouvements sont sincères. Le désir d’inclusion, l’idée que la place de la personne handicapée dans la société est une chance, cela est sincère, tout autant que le fait de se dire : “La vie ainsi n’a pas de sens et il vaudrait mieux que tu ne sois pas né ou que tu sois mort”. Il y a une sorte de culture qui est douloureuse et dont nous souffrons, collectivement et individuellement.

Comment changer cette culture ?

Une culture se change par le haut, par les lois notamment. Et c’est sûr que la loi bioéthique telle qu’elle se prépare maintenant ne va pas dans le bon sens. Elle accentue les dispositions prises par les médecins et les familles à travers le diagnostic préimplantatoire, le diagnostic prénatal, elle renforce la PMA pour tous ou pour toutes… Cela va renforcer le droit à un enfant en bonne santé. D’une certaine manière, puisque la science est toute-puissante, elle doit me livrer un enfant en bonne santé. Donc cette loi va renforcer ce mauvais travers. Mais une culture se change également par le bas. Nous sommes tous fragiles. Chacun de nous peut faire un travail intérieur pour essayer de se réconcilier avec la dimension fragile qu’il porte en lui, pour lutter contre ses propres résistances. La meilleure façon de se réconcilier avec cela, c’est de se faire proche des personnes fragiles parce qu’elles, elles la vivent, la fragilité. Et on découvre à leur contact que le handicap n’est pas qu’une mauvaise nouvelle, dès lors que l’on développe des relations où l’on peut s’accueillir les uns les autres tels que l’on est.

Dans votre livre, vous évoquez Jean Paul II quand il était âgé et malade et vous parlez de “tendresse désarmée”. Mais cette tendresse fait-elle le poids face à la technique qui nous permet d’aller très loin ? 

La technique n’est pas en soi un ennemi. Elle ne s’oppose pas à la tendresse. Quand une personne tétraplégique peut se servir elle-même un verre d’eau parce qu’on lui a greffé une puce qui a réparé sa capacité à utiliser ses doigts, je me réjouis de la technique. Quand une personne aveugle recouvre la vue parce que l’on a réussi à reconnecter ce qui ne fonctionnait pas, tant mieux. Donc la technique en ce sens n’est pas mauvaise. Mais quand la connaissance génétique nous conduit à faire un tri génétique en vue d’avoir des enfants des enfants qui correspondent à nos souhaits – et nos souhaits sont fortement téléguidés par une société qui est marchande et performante -, là on peut s’en inquiéter. Le “I have a dream” de Mgr d’Ornellas [au cours de la conférence du 16 septembre 2019 au collège des Bernardins, ndlr] était assez remarquable. Il a su remettre la bioéthique en perspective et donner les éléments pour penser notre rapport à la technique de façon ajustée.


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Après, ce n’est pas parce qu’il l’a dit que c’est gagné. C’est notre combat à tous. Et cela se passe aussi dans un combat avec nous-mêmes, et c’est d’ailleurs là où la tendresse a sa place. Je pense que notre société a soif de tendresse. Aujourd’hui, ce qui nous conduit à aller toujours plus loin dans la bioéthique – comme en matière écologique, d’ailleurs -, c’est parce qu’il y a une conjonction de la technique, du marché et de l’individualisme. Chacun nourrit l’autre. L’individualisme conduit au toujours plus, le marché qui veut toujours gagner davantage est à l’affût, et la technique va très vite. Je vois comme une sorte de spirale qui nous emmène.

« Nous sommes faits pour la tendresse. Elle est un chemin qui va nous aider à devenir plus humains. […] Pour remettre les choses dans le bon ordre, il faut passer par la tendresse. Ce changement de regard, je ne connais pas d’autre façon de le vivre que par la rencontre. »

La tendresse, c’est ce qui va nous aider à mettre en perspective les choses telles que Mgr d’Ornellas l’a dit. Nous sommes faits pour la tendresse. Elle est un chemin qui va nous aider à devenir plus humains. Dans Laudato Si’, le pape François a cette formule incroyable : “Plus le cœur de la personne est vide, plus elle a besoin d’objets à acheter, à posséder, à consommer”. A contrario, plus le cœur de l’homme est plein et dilaté, plus il est dans un rapport apaisé à la technique, à la nature, à l’autre, à lui-même. Je pense que la tendresse est le chemin pour sortir de cette spirale qui nous emmène là où nous ne voudrions pas aller. Pour remettre les choses dans le bon ordre, il faut passer par la tendresse. Ce changement de regard, je ne connais pas d’autre façon de le vivre que par la rencontre. Plus on permet à toute personne de faire l’expérience de la rencontre (au sens de l’amitié) avec des personnes handicapées, fragiles ou âgées, avec ceux qui sont marqués par cette dimension de fragilité, plus son regard va changer.


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Il ne s’agit pas de lutter contre la loi bioéthique pour elle-même. L’enjeu derrière, c’est un bien-vivre ensemble, c’est ce qui fait sens dans nos vies. Et ce qui fait sens dans nos vies, ce n’est pas le toujours plus de technique ou d’avoir, mais de tisser toujours plus de liens d’amitié de façon inconditionnelle et de pouvoir s’appuyer les uns sur les autres. La question, au fond, est la suivante : Quelle société voulons-nous demain ? Une société où nous serons de plus en plus connectés à des machines (et nous saurons le faire) qui nous aideront à nous ajuster à un manque de performance, de gain ou de croissance, ou bien une société composée d’hommes et de femmes en relation les uns aux autres ? Je crois que le chemin passe par les personnes fragiles qui nous rappellent que nous sommes faits pour être reliés les uns aux autres. Il y a une vraie espérance derrière cela. Pour moi, la crise des gilets jaunes, c’est la crise de la fraternité. Et la fraternité, il y a des personnes qui ont un talent fou pour nous y éveiller : ce sont les personnes fragiles.

Pour vous, il s’agit donc de “réveiller la fraternité”, pour reprendre vos mots ? 

Nous avons tous envie d’être heureux. Renoncer pour renoncer, nous n’en avons pas envie. Si l’on renonce à certaines choses, c’est pour un mieux-vivre, un mieux-être ensemble. Ce qui nous rend heureux, c’est de pouvoir nous recevoir les uns les autres comme un cadeau, comme membres d’un corps unique nécessaires les uns aux autres. C’est l’expérience qui nous y conduit. Et vraiment, ce n’est pas une utopie. Je connais des entreprises qui intègrent des personnes handicapées de façon heureuse, dans le sens où les gens vont mieux. Et ils vont mieux parce qu’ils vivent des relations humaines plus denses, plus riches, plus gratuites. La gratuité nous fait du bien. C’est à chacun de nous d’oser le pas, d’oser la rencontre. Je pense que l’on peut partager et nos talents, et nos fragilités, et que ce faisant, on construit une société plus humaine. La fraternité, c’est un enjeu que je peux m’approprier tous les jours et à chaque instant. Vivre la fraternité, nous pouvons tous le faire concrètement.

La voie de la fragilité, par Jean-Christophe Parisot et Philippe de Lachapelle, Mame, septembre 2019, 14,90 euros

La voie de la fragilité

© Mame



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