Nord de l’Irak, juillet 2019. Il est un moment terrible dans la vie d’une famille : son dernier jour parmi les siens avant de quitter son pays. Car avant le drame de l’immigration, il y en a un autre, d’une grande tristesse, celui de l’émigration.Être immigré quelque part, c’est avant tout être émigré de son propre pays. Contrairement à l’expatrié, l’émigré ignore quand il reverra son pays et ses proches, ni même s’il les reverra un jour. En plein cœur du mois de juillet, dans une ville chrétienne du nord de l’Irak, une famille a vécu son dernier jour, comme beaucoup d’autres avant elle. Comme si de rien n’était, tous étaient réunis chez les grands-parents, pour un de ces déjeuners où les jeunes et les vieux rient ensemble en vantant la cuisine de l’hôte. Un déjeuner comme ils en organisaient toutes les semaines, comme s’ils allaient de nouveau se réunir la semaine suivante. On rit, mais tout le monde pense à une même chose sans oser en parler.
Le grand départ est prévu pour la nuit et plus rien ne pourra le repousser. Les valises sont prêtes, les papiers sont prêts. Le voyage s’organise depuis longtemps, la famille, composée des parents et de deux enfants de moins de dix ans, a été acceptée dans un programme d’immigration américain. Il n’y a plus grand chose à préparer, si ce n’est attendre le moment fatidique. Le temps paraît long, on ne pense qu’à cela en parlant de tout sauf de cela. Ce temps qui semble pourtant aller si vite. On ne sait plus quoi faire pour profiter des dernières heures avec ses frères et sœurs, ses cousins, ses amis. En réalité, il n’y a rien à faire.
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En début de soirée, l’atmosphère se crispe dans le salon familial. On prend quelques photos, mais la peine commence à devenir palpable. Entre deux conversations, des silences s’installent. Des silences qui peuvent être désagréables en temps normal, mais qui prennent une autre dimension lorsqu’une douzaine de personnes échange des regards furtifs sans savoir que dire. Tout a déjà été dit. L’une regarde sa maman, étonnamment silencieuse aujourd’hui. Et pour cause, ce n’est pas la première fois qu’elle vit une soirée d’adieu. Elle les collectionne depuis trois décennies, au rythme des guerres, de l’embargo, et de toutes ces choses que supporte l’Irak depuis trop longtemps. La douleur se lit sur son visage de grand-mère. Les larmes montent doucement aux yeux de ceux qui réalisent que ces instants sont peut-être les derniers qu’ils partageront. À partir d’un certain âge, on y pense forcément. Bien d’autres sont partis avant eux. Bien des enfants ont grandi loin de leurs cousins et grands-parents, au point de se retrouver des années plus tard en se saluant fraîchement, ayant vécu si loin les uns des autres pendant si longtemps.
Puis vient l’heure du départ. Ceux qui sanglotaient pleurent désormais à chaudes larmes. Ceux qui avaient tenu toute la journée ne se retiennent plus. Les larmes sont contagieuses autant que le rire. Sur tous les visages se lisent l’abattement, l’amertume et la douleur. Plus personne n’a envie de rire. Même les plus jeunes enfants, face à ce spectacle tragique, pleurent en ressentant, sans la comprendre, la gravité de la situation. Ils en vivront les conséquences et en chercheront les causes bien des années plus tard. On s’embrasse tous une dernière fois, les joues inondées de larmes ont du mal à se décoller, les yeux rougis tentent de figer ces visages dans la mémoire pour ne jamais les oublier. Le déchirement est terrible, la peine est immense, la tristesse infinie. Ce soir, on relativise beaucoup de choses, on maudit tout ce qui a poussé ces êtres si chers à partir.
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L’histoire se passe dans une famille irakienne. Toutes les familles irakiennes, ou presque, ont vécu une soirée similaire, pour les plus chanceux, bien plus dramatique pour beaucoup. Cette fois, le départ était anticipé et organisé, contrairement à ces familles ayant fui les armes sans même pouvoir emporter la moindre photo en souvenir. Mais la douleur du déchirement est la même. Depuis début 2014, plus de trois millions d’Irakiens ont été déplacés dans leur pays et environ 220.000 autres ont trouvé refuge dans d’autres pays, comptabilise ainsi l’agence des Nations unies pour les réfugiés.
Quelque part dans le monde, cette famille sera une famille immigrée comme une autre et deviendra l’objet de débats politiques divers, de considérations internes quant à l’accueil ou non des migrants. Au pays, les larmes sèchent doucement mais la plaie reste béante. Le jour se lève, la vie reprend son cours. L’émigration est un deuil que l’on porte à des êtres qui nous quittent sans mourir.