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L’acédie ou le « démon de midi »

Tableau d'Abraham Bloemaert, 1624

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Dom Jean-Charles Nault, osb - publié le 16/07/19
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L’ACÉDIE (1/7). Nos sociétés, marquées par l’instabilité, la perte de sens et la désespérance, ne souffriraient pas de ce que la tradition monastique appelle l’acédie. Au IVe siècle, les Pères du désert utilisaient ce terme pour désigner le « démon de midi », le plus complexe des ennemis intérieurs, à la frontière entre le charnel et le spirituel. D’où vient le mot « acédie » ? « Acédie » est l’équivalent français du mot grec akèdia, qui est formé de deux parties : le premier « a », alpha en grec, qui est une privation, donc « manque de » ; et kèdos, qui veut dire « le soin ». Donc « manque de soin ». À l’origine, ce manque de soin était chez les philosophes grecs (avant même la période chrétienne), le manque de soin pour les morts, c’est-à-dire le fait de ne pas enterrer ses morts. Or le manque de soin pour les défunts est une caractéristique essentielle de déshumanisation : seuls les humains enterrent leurs morts ; les animaux ne le font pas. Donc le fait de ne pas enterrer ses morts est déjà quelque chose de particulièrement contraire à la condition humaine. À l’époque chrétienne, va apparaître une nouvelle signification : c’est toujours le manque de soin — puisque le mot veut dire cela — mais ce sera le manque de soin pour sa vie spirituelle, le manque de soin pour son salut : ne plus se préoccuper de sa vie spirituelle ni de son salut. Voilà pour l’origine.

La tradition des Pères du désert

Le mot « acédie » possède en lui-même une plénitude de sens, une densité que ne pourra jamais rendre une traduction. C’est pour cela que la tradition spirituelle, jusqu’à une époque récente, ne l’a jamais traduit. Actuellement, on le traduit souvent par « paresse », mais c’est très réducteur ; ou encore par « tristesse », « mélancolie », qui sont aussi une réduction. Il vaut mieux garder le terme d’« acédie », qui ne se comprend que dans un contexte de relation à Dieu.


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Chez les chrétiens, le premier à en parler est Évagre le Pontique. Philosophe, celui-ci a quitté le monde pour aller vivre au désert, comme le faisaient beaucoup de ses contemporains à partir du début du IVsiècle, à la suite de saint Antoine. En l’an 313, l’édit de Milan signe la fin des persécutions, au temps de l’empereur Constantin. À partir de ce moment-là, c’est officiellement la fin des persécutions dans l’Empire. Naît alors spontanément, dans l’Église, une nouvelle forme de témoignage, de martyre : le témoignage monastique, c’est-à-dire des personnes qui quittent le monde pour aller vivre au désert ; le désert étant, dans la tradition biblique, à la fois le lieu de l’intimité avec le Seigneur, mais aussi le lieu du combat spirituel. Partir au désert, c’est chercher Dieu et, en même temps, c’est combattre Satan dans ce que l’on estime être son lieu propre, c’est-à-dire le lieu où il n’y a pas de végétation, où il n’y a pas de vie qui tient. Donc ce lieu est, quelque part, un peu réservé à Satan. Aller au désert, c’est aller combattre le diable sur son propre terrain.

L’Exode, symbole de notre itinéraire spirituel

Le peuple d’Israël, prisonnier en Égypte, va quitter le lieu de l’esclavage, traverser la mer Rouge, grâce au Seigneur et sous la direction de Moïse ; il va ensuite passer quarante ans dans le désert — les quarante jours initialement prévus sont devenus quarante ans car le peuple n’a pas voulu obéir à Dieu – et il va repasser un autre fleuve, le Jourdain, pour arriver enfin en Terre promise. Cette histoire sainte va devenir, pour toute la tradition spirituelle, une image de notre itinéraire spirituel à chacun. Nous sommes, chacun d’entre nous, le peuple d’Israël. Nous avons été prisonniers d’Égypte par le péché originel, nous avons traversé la mer Rouge par le baptême et notre vie chrétienne ici-bas est comme une traversée du désert ; par la mort, nous allons traverser le Jourdain et entrer en Terre promise, qui symbolise la vie éternelle.


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Or le peuple d’Israël, avant d’entrer en Terre promise, a dû affronter sept nations ennemies, sans parler de l’Égypte qu’il avait fuie. C’est cette fameuse liste que l’on trouve au début du chapitre 7 du Deutéronome : les Hittites, les Girgashites, les Amorites, les Cananéens, les Perizzites, les Hivvites et les Jébuséens. À ces sept nations, il faut ajouter l’Égypte qui est l’ennemi par excellence (Pharaon est le symbole de Satan lui-même). Cette histoire des huit nations ennemies qu’Israël doit affronter est relue par les Pères du désert, par Évagre en particulier, comme notre itinéraire spirituel : nous devons affronter huit ennemis intérieurs. Évagre va les appeler « les huit mauvaises pensées » qui deviendront, plus tard, les sept péchés capitaux. Et il faudra expliquer pourquoi on est passé de huit à sept, car c’est précisément l’acédie qui va disparaître…

Les huit ennemis intérieurs

À l’origine, ces huit mauvaises pensées sont classées par Évagre dans l’ordre de la plus charnelle à la plus spirituelle : la plus charnelle, c’est la gourmandise ; puis nous trouvons la luxure, puis l’avarice (au sens de l’appât du gain, l’amour de l’argent), puis la tristesse, la colère, l’acédie, la vanité — la vaine gloire — et enfin la pire de toutes : l’orgueil, symbolisé par l’Égypte. Pour Évagre, ces pensées s’entraînent l’une l’autre : par exemple, la gourmandise va nous entraîner vers un dérèglement des sens qui va nous porter à la luxure ; ensuite, la luxure va nous inciter — surtout à l’époque où la luxure s’exerce avec des prostituées — à rechercher avidement de l’argent ; si on n’en a pas, on va être triste ; si on est triste, on va tomber dans la colère, etc. Et, finalement, on va tomber dans l’orgueil : mais comme celui qui veut faire l’ange fait la bête, on retombe dans les vices précédents, on retombe au bas de l’échelle. Il y a une sorte d’engrenage de ces mauvaises pensées. Le moine au désert est essentiellement venu combattre ces pensées intérieures.

À la frontière du charnel et du spirituel

L’acédie est présentée comme particulièrement compliquée (Évagre l’appelle d’ailleurs « la pensée complexe »). Pourquoi ? Parce que l’acédie se trouve à la frontière entre le charnel et le spirituel. Il se trouve que l’acédie est, selon Évagre, ce fameux « démon de midi », ce démon qui attaque le moine — on est toujours dans le désert d’Égypte — entre 10 heures du matin et 2 heures de l’après-midi, à un moment où il fait extrêmement chaud et où le soleil est au zénith, c’est-à-dire où le temps semble ne pas avancer : le matin, on voit l’ombre qui se lève, le soir on voit l’ombre qui se couche ; à midi, on a l’impression que plus rien ne bouge et que la journée ne finira jamais.



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Le midi, c’est aussi le moment qui précède immédiatement le repas : les moines, en effet, ne mangeaient qu’une seule fois par jour, à 15 heures. Donc entre 10 heures et 14 heures, cela fait presque vingt-quatre heures qu’on n’a pas mangé et on a une faim de loup. Et il y a une espèce de fragilité, de faiblesse corporelle, dont le démon va se servir pour venir attaquer au niveau spirituel, c’est-à-dire au niveau de la relation à Dieu, et va provoquer deux choses qui, là encore, touchent la condition humaine (c’est vraiment le démon de la condition humaine), à savoir : la sensation d’être à l’étroit et la difficulté à persévérer, à durer. On voit donc comment l’acédie touche à la fois la dimension spatiale et la dimension temporelle de notre vie ; elle touche vraiment notre condition incarnée.

Un sentiment d’étouffement

En ce qui concerne la dimension spatiale, l’acédie provoque chez le moine un sentiment d’étouffement, la sensation d’être à l’étroit, d’étouffer dans sa petite cellule de branchages (on peut comprendre que ceux qui avaient vécu auparavant dans les palais des rois, comme Évagre, se sentent un peu à l’étroit dans leur petite cahute). Ce sentiment va provoquer une envie de sortir, de bouger, de changer, une instabilité corporelle et spirituelle. C’est le premier aspect, la dimension spatiale : le sentiment d’être à l’étroit.

Des journées qui n’en finissent pas

En ce qui concerne la dimension temporelle, le moine a le sentiment que cela ne finira jamais, que la journée n’a pas vingt-quatre heures mais cinquante, que le jour ne finira jamais, et qu’il est temps qu’il fasse autre chose. On retrouve évidemment, dans la dimension temporelle, ce fameux démon de « midi ». Le midi, c’est d’abord la moitié de la journée : on regarde la matinée, on s’aperçoit qu’elle a été peu féconde, et qu’il est temps de faire autre chose. Mais le démon de midi, c’est le démon de l’engagement déjà pris. Le démon du matin, c’est celui qui vous empêche de vous engager ; le démon du soir, c’est celui qui nous fait regretter et désespérer car on n’a rien fait de sa vie. Celui du midi est particulièrement redoutable, car on a encore le temps de faire autre chose ; on peut encore regretter l’engagement pris, et on peut encore se dire que, finalement, on pourrait changer, changer de vie, pas dans le sens positif de la « conversion », hélas, mais plutôt dans un sens négatif, c’est-à-dire, comme dit Évagre, en fuyant l’obstacle, en fuyant le lieu du combat.



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Remarquons aussi que le midi, c’est le moment où l’on n’attend pas le démon : dans la pensée humaine spontanée, le démon est presque toujours associé à la nuit, à l’obscurité et non au plein jour. Donc le démon du milieu du jour est totalement inattendu et on ne s’en méfie pas.

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