Les péchés de la langue, comme les jugements hâtifs ou les critiques infondées, sont souvent érigés comme des vertus, sous le prétexte de dénoncer un mal réel ou supposé. Ils commettent en réalité la plus terrible des injustices : l’atteinte à l’honneur d’autrui.Méditer l’Épître de saint Jacques serait une bonne façon d’occuper intelligemment quelques heures de notre été où les loisirs divers ne manquent pas. L’habitude est répandue d’utiliser sa langue non point pour la gloire de Dieu mais pour blesser et tuer notre prochain. L’apôtre consacre une partie de sa missive à ce péché ordinaire et courant, déjà habituel dans les premières communautés chrétiennes. Il écrit vigoureusement : « Ainsi la langue n’est qu’une petite partie du corps, et cependant combien se peut-elle vanter de faire de grandes choses ? Ne voyez-vous pas quel feu incendie une immense forêt ? La langue est aussi un feu ; c’est un monde d’iniquité ; et n’étant qu’un de nos membres, elle infecte tout le corps ; elle enflamme tout le cercle et tout le cours de notre vie, et est elle-même enflammée du feu de l’enfer. […] Nul homme ne peut dompter la langue : c’est un mal inquiet et intraitable ; elle est pleine d’un venin mortel » (Jc 3, 5-6, 8).
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Le constat est sévère et saint Jacques n’hésite pas à ranger la langue parmi les instruments de l’enfer. Pourtant, les péchés de langue sont non seulement négligés mais souvent érigés comme des vertus, sous le prétexte que nous nous en servons pour dénoncer un mal réel ou supposé. Nous aimons nous poser en chevaliers sans peur et sans reproche, ouvrir les tiroirs des autres, au lieu de balayer nos propres ordures. Chaque jour, les médias livrent en pâture des personnes, généralement pas plus et pas moins pécheresses que la plupart d’entre nous, sous le couvert de faire régner le Bien (entendu selon des critères qui ne tiennent pas la route). Comme chacun est désormais invité à livrer ses propres opinions sur tous les sujets, nous en profitons pour régler nos comptes, pour juger ce que nous ne connaissons pas et pour exposer en public les crimes supposés des uns et des autres, nous faisant le relais volontaire de tous les bruits, de toutes les rumeurs qui peuvent circuler et dont l’origine est toujours douteuse. Nous rendons-nous compte que nous commettons ainsi des injustices majeures qui sont aussi graves et condamnables, au dernier jour, que des crimes de sang ? L’Église et les milieux ecclésiastiques n’échappent pas à la triste règle commune : les règlements de compte, provoqués par la jalousie ou le carriérisme, opèrent des coupes sombres et conduisent bien des personnes à désespérer ou même à rejeter la foi, tant le contre-témoignage est criant et scandaleux.
Le pouvoir de sa langue
La justice commutative, qui règle les échanges entre les hommes, est ainsi défigurée par l’outrage, la diffamation, la médisance, la calomnie, la zizanie, la moquerie, la malédiction. Saint Thomas d’Aquin note, dans la Somme théologique : « Les péchés commis contre le prochain s’apprécient essentiellement d’après le préjudice qu’ils portent à autrui, puisque c’est de là qu’ils tirent leur culpabilité. Et le préjudice causé lui-même, se mesure au bien qu’il détruit. Or l’homme possède trois sortes de bien : les biens de l’âme, les biens du corps, les biens extérieurs » (II-IIæ, qu.73, art.3, conclusion). À des degrés différents, nous possédons le dominium sur ces biens. Nous recherchons ces biens pour nous les approprier, au sens de faire nôtres. Notre maîtrise peut s’étendre, jusqu’à un certain point, sur les choses et les êtres extérieurs à nous. D’où notre responsabilité en toute chose. Le rôle de la faculté volontaire est de rendre nos actes humains, c’est-à-dire de montrer que nous avons le pouvoir d’agir et que nous possédons la maîtrise en agissant ainsi. Ce pouvoir est un pouvoir d’usage. Nous constatons donc que notre dominium et notre pouvoir d’usage sont quasi extensibles à l’infini, le plus incontestable étant ce qui touche à nos facultés spirituelles et aux actes intellectuels qui en découlent. Or l’usage de la langue tombe exactement sous ce registre où notre liberté est entière et où notre responsabilité est pleine.
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La crainte du déshonneur
Parmi les biens possédés par chacun, se trouve le droit à l’honneur, à la réputation, à l’amitié, à la dignité. Ces biens extérieurs qui relèvent de la prérogative de la personne humaine sont faciles à arracher, à amoindrir. Ils sont constamment exposés, comme une propriété ouverte sans clôture à l’envie et à la curiosité des passants. L’homicide et la mutilation s’en prennent à une vie déjà établie. Les péchés de la langue, s’ils ne touchent pas au corps, vont essayer d’atteindre l’âme et constituent donc aussi une injustice grave. Saint Thomas, reprenant Aristote dans l’Éthique à Nicomaque, souligne : « L’homme use des choses extérieures, et, parmi elles, la place absolument première revient à l’honneur. Il est, en effet, ce qui approche le plus de la vertu, puisqu’il est le témoignage qu’on lui rend, qu’il est offert à Dieu et aux êtres les plus parfaits, et qu’enfin, pour acquérir l’honneur et éviter la honte, les hommes méprisent tout le reste » (II-IIæ, qu. 129, art. 1).
Il est bien sûr difficile de quoi sont réellement constitués ces biens extérieurs de l’honneur tout à fait particuliers. L’honneur n’est pas simplement le sentiment d’un état de bien-être moral. Il est, pour le Docteur angélique, grandeur d’âme et magnanimité. La crainte du déshonneur est donc ce qui affecte le plus l’homme sage et vertueux, mais pécheur malgré tout. La joie la plus vive ne réside pas dans la possession des richesses mais dans celle de l’honneur. Il est facile de le constater lorsqu’une personnalité, pourtant revêtue de tous les biens, se trouve être soudain l’objet de l’opprobre publique. Elle apparaît soudain comme nue et dépouillée de tout au regard des autres, soit saisis de pitié, soit au contraire (et ce groupe le plus nombreux) désireux de participer à la curée. L’honneur dépend du regard des autres sur nous. L’élément altruiste est central. Bossuet, dans son Sermon sur l’Honneur du monde, note très justement que l’homme va chercher son honneur dans l’opinion des autres. Pascal dira de la même façon dans ses Pensées : « Quelque possession que l’homme ait sur terre, quelque santé ou commodité essentielle qu’il ait, il n’est pas satisfait s’il n’est dans l’estime des hommes. »
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Le droit à l’estime des autres
L’honneur est une richesse essentielle et, comme toute richesse, se définit par l’utilité qui est la mesure de sa valeur. Nous avons droit à l’estime d’autrui. Nous savons tous combien la véritable amitié est le bien le plus rare et le plus chérissable qui soit, toujours en danger d’être perdu. Notre nature humaine postule un tel droit, d’où découlent aussi la réputation, le respect etc. Ce n’est pas par hasard si le Sauveur a été dépouillé de ces droits inaliénables afin de se conformer à ce qui est le plus misérable. Mais même au cœur de sa déréliction et de son abandon, Il a bénéficié de la présence et de la fidélité de quelques êtres, sa Mère, des saintes femmes, quelques disciples. Bossuet remarquait que la privation de l’honneur crée une telle souffrance qu’elle peut nous ôter le goût de vivre et que mourir, comparé à elle, semble être bien doux. Celui à qui l’honneur est retiré vit une passion crucifiante et qui peut durer toute une vie. Aussi faut-il réfléchir à deux fois et tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant d’exprimer un jugement ou une opinion qui risque de salir une personne car nous ne pouvons pas en peser les conséquences pour elle, sans parler du fait que nous salissons et abîmons notre âme par le péché mortel.
L’injustice des péchés de parole
Voilà pourquoi saint Thomas n’hésitera pas à assimiler l’outrage à une rapine et la diffamation à un vol, puisque l’honneur et la réputation sont des propriétés qui peuvent nous être dérobées contre notre corps défendant. L’injustice des péchés de parole est d’ailleurs double car elle commence par une action qui enlève l’honneur, tout en créant, dans le même temps, une signification naturelle qui va durer dans le temps. Je lance à la volée une parole médisante et cette dernière poursuit son œuvre délétère bien longtemps après que le souvenir s’en soit effacé de ma mémoire. Il n’empêche que je suis totalement responsable des conséquences d’un mot malheureux. Les circonstances sont aggravées lorsque mon action a pour but de nuire profondément et durablement à la personne, lorsque, régulièrement, je rajoute du combustible au feu de ma langue, soucieux de réduire en cendres celui qui hier était mon ami, et qui aujourd’hui est l’objet de mon mépris et de mes vilaines actions. L’intention qui précède l’acte est tout aussi peccamineuse que l’acte lui-même. L’intention est déjà un poignard. Elle n’a de cesse de se planter profondément dans le dos de celui que j’avais mis sur un piédestal et que, désormais, je passe mon temps à écraser.
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La prétention de prendre la place du Juge
Se livrer à un tel exercice révèle notre petitesse d’âme et la capacité que nous avons à entretenir les pires sentiments. Personne ne sort grandi d’avoir retiré à un autre son honneur. Nous pensions accaparer cet honneur pour nous, mais il retombera sur nos têtes un jour ou l’autre, et, de toute façon, nous rattrapera au jour du Jugement. Notre Seigneur fut pourtant très clair au sujet de ceux qui s’arrogent le droit de juger les autres et d’utiliser leur langue pour refaire le monde à leur convenance. Jamais, même en présence du pire pécheur et d’une pécheresse publique, Il n’essaya de les abaisser en leur enlevant ce qui constituait leur être, à savoir leur honneur, maculé certes mais réel. Il savait qu’un homme auquel on dénie l’honneur n’est plus capable de bien. Comme il est écrit dans l’Ecclésiaste, « les paroles qui sortent de la bouche du sage sont pleines de grâce ; les lèvres de l’insensé le feront tomber dans le précipice » (X, 12). Il n’est pas de notre ressort de savoir si nous avons le droit de procéder au grand ménage du monde en traquant les autres et en dénonçant leurs méfaits, alors que nous passons notre temps à regarder les pailles et à négliger nos poutres. Il faut reconnaître que nous vivons dans un temps pourri où chacun a la prétention de prendre la place du Juge tout en cachant ses propres détritus. Nous devrions trembler car nos péchés de langue sont souvent plus terribles que les maux que nous avons la prétention de dénoncer.