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Justice de l’Église et justice de l’État, un équilibre difficile

SCALES OF JUSTICE
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Frère Joseph-Thomas Pini - publié le 30/04/19
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Les affaires d’abus sexuels pratiqués par des membres du clergé soulèvent la difficile question de l’articulation entre la justice de l’Église et celle de l’État. S’il n’y a qu’une seule justice générale, orientée vers le bien commun, l’enjeu pour l’Église est de préserver la visée surnaturelle du salut dans son appareil de jugement et de sanctions.« Justice » est assurément le terme le plus prononcé dans les débats et commentaires sur la crise grave traversée par l’Église au sujet du traitement des abus sexuels. Il est question évidemment de la justice réclamée par les victimes et trop longtemps déniée. Puis des exigences — dues ou indues — de la justice élémentaire pour les mis en cause. On parle d’une justice ecclésiale inadaptée ou, au moins, inerte. En débat enfin, la justice rendue — ou bafouée — par telle juridiction. La justice est partout au cœur de la discussion et de la querelle, mais de manière confuse, mêlant sur divers plans organisation juridictionnelle et procédures, exigence morale, identité ecclésiale, égalité entre citoyens, respect de la loi, protection et prévention… mais ramenant tous à une quête ardente et douloureuse. Et à la difficulté de l’exercice de rendre justice entre les hommes.


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La justice dans l’Église, une exigence de la charité

Indispensable, la justice l’est assurément dans l’Église comme dans toute communauté humaine. Le primat théologal et ecclésial de la charité ne saurait en diminuer l’exigence, au nom d’une compréhension erronée de l’enseignement du Christ et des Apôtres sur la miséricorde. La justice générale oriente vers le bien commun, et à ce titre elle embrasse et guide toutes les vertus. Elle est indissociable de l’existence d’un ordre objectif dont découlent les devoirs et les droits des membres de la communauté vis-à-vis d’elle-même, comme un tout dont ils sont parties (sans y être absorbés) et qui sont enrichis par cette totalité.



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La justice générale « imprègne » donc également les rapports entre les membres de la communauté, et son défaut constitue un manque grave. Il en va ainsi dans l’Église, et peut-être spécialement en elle, dès lors que le bien commun de tous les fidèles du Christ en corps ecclésial est précisément l’Église elle-même et son unité vivante et vivifiante dans la charité, selon l’Esprit saint. La justice, qui assure, sous le primat de la charité, l’orientation cohésive vers le bien commun ecclésial, et qui se traduit dans les rapports des membres au corps, et des membres entre eux, s’impose donc comme part vitale de la vie de l’Église, en même temps que comme exigence de charité vis-à-vis de tous ses membres.

La miséricorde n’exclut pas la sanction

La justice doit valoir en premier lieu pour les victimes, dans le cas des abus, sans pouvoir exclure les auteurs de tels actes. À l’encontre de ceux-ci, comme de celles et ceux qui, par complaisance, négligence ou mauvaise crainte, les auraient laissé trop longtemps agir sans prendre les mesures appropriées selon ce qui était prudemment possible et dans la mesure où cela leur était connu, elle doit être exercée aussi, mais comme justice au sens plein, et non en ajoutant le mal de la vengeance à un premier mal. Et elle ne peut se voir opposer une quelconque extension de la miséricorde, d’une part là où, paradoxalement, la plus grande et criante misère est celle des victimes, d’autre part car la miséricorde ajustée, la seule seyant à la dignité humaine, si elle peut parfois mitiger la sanction ou lui suggérer une alternative, implique et inclut cette dernière, comme élément d’une vie pleinement morale.

Quelle articulation avec la justice étatique ?

Viennent alors deux questions. La première, découlant nécessairement de la vie de l’Église et de ses membres dans le monde et dans les conditions actuelles, est celle du système de justice le plus pertinent, c’est-à-dire honorant au mieux la justice, aussi bien que le puisse une institution humaine. La persistance d’atteintes très graves aux personnes et la défaillance indéniable dans leur sanction, par défaut comme aussi par excès dans l’ambiance présente relevant, à certains égards, de la « panique morale », a pu faire douter de l’effectivité du système pénal propre de l’Église dans la répression des abus sexuels, et de la capacité de l’institution ecclésiale à les prévenir et à en traiter les conséquences vis-à-vis des victimes. Une lecture bienveillante du jugement du tribunal correctionnel de Lyon à l’encontre du cardinal Barbarin, dans lequel les juges eux-mêmes ne semblent pas dupes de la fragilité de leur motivation, peut y voir une solution juridiquement baroque de reprise en main par la justice étatique d’une situation en souffrance, ouvrant largement, peut-être témérairement, une possibilité d’examen d’un grand nombre de cas non encore réglés, voire à ce jour ignorés de l’institution ecclésiale.



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Plutôt que cette théorie de l’aiguillon, une autre lecture pourrait aussi être celle de l’épée de Damoclès, mais l’ampleur avérée du problème, même s’il n’est assurément ni endémique ni pandémique, recommande à tout le moins, et impose sans doute, de renoncer à un prisme obsidional tirant parfois sur une forme de complotisme, et encore présent dans l’Église : indiscutablement ici, et sans être dupe par ailleurs, les abus et manquements les plus graves ne sont ni journalistiques ni anticléricaux. En outre, la longue et rude marche qui attend l’Église suggère une lecture « longue ».

Deux ordres de justice

Continue de se jouer ici une partie plus que millénaire et sans ménagement entre deux ordres de justice, celle de l’Église et celle des puissances du monde. La liberté de l’Église, indispensable à l’accomplissement de sa mission, en a longtemps été et en demeure pour partie l’enjeu. L’affirmation prééminente de l’État moderne, la situation sociale et culturelle de l’Église en post-chrétienté dans un environnement de plus en plus sécularisé, la part de légitimité de la reconnaissance, en ses droits et obligations, du statut civil et politique commun et égal à ses ministres et consacrés, ont très largement réduit le champ revendiqué et assuré de sa compétence exclusive, probablement de manière heureuse. Mais la difficulté, croissante dans bien des domaines, d’ajustement de sa réalité à son environnement juridique mondain ne fait que confirmer que l’antique et dur bras de fer n’était et n’est pas que politique. Ces deux ordres doivent rester distincts, mais demeurent également différents, notamment sur la question pénale, la visée surnaturelle du salut qui porte et anime l’Église étant clairement présente, et même dominante, dans son appareil de jugement et de sanctions, son bien commun comme société et sa définition d’elle-même étant irréductiblement autres que celle de l’État moderne et de ses systèmes pénaux, par ailleurs divers et évolutifs. Ce de quoi et pour quoi vit l’Église continue de la distinguer du monde tout en l’y plaçant et l’y attachant maternellement et fraternellement, en l’y mettant souvent en porte-à-faux.



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Le droit auquel l’Église ne peut renoncer

Dans la crise présente, et dans les temps qui vont suivre, l’Église ne doit donc pas cesser, sans concession pour ses faiblesses, de revendiquer son droit et proclamer sa légitimité à exercer sa justice selon sa vision à l’égard des pécheurs en son sein. Et il est sans doute regrettable que, trop fréquemment désormais, elle se place sous une mesure à laquelle elle ne pourra jamais correspondre vraiment sans se renier — c’est-à-dire en renonçant au plein jugement moral et à la miséricorde, ainsi que l’appel à la conversion pour tous — et qu’elle en vienne même à conditionner ses propres décisions à celles d’autorités civiles qui ne lui accordent désormais plus aucune considération ni crédit, outre qu’elles suivent leur propre logique et obéissent à leurs propres contraintes.

La justice au sein même de l’Église

L’autre question est celle de la meilleure manière d’honorer et servir la justice par les institutions mêmes de l’Église. Si elle peut et doit revendiquer l’exercice effectif de sa justice selon sa propre visée surnaturelle, l’Église doit être en mesure d’en remplir effectivement les exigences légitimes. La réponse canonique, préventive et répressive, aux abus sexuels, qui n’est pas récente, se renforce peu à peu, et se trouve, face aux revendications et aux exigences légitimes et comme déjà indiqué, également au défi de la fidélité à elle-même. Maintenant particulièrement, alors même qu’elle paraît avoir été abusive et abusée dans certains cas, la miséricorde ne doit pas être oubliée, incluant et exigeant la conversion, le pardon et le relèvement : parce qu’elle prolonge et exprime la justice divine là où est laissée à celle-ci la place de fleurir à présent et avant le jugement final particulier et général ; et parce qu’il serait à tout le moins paradoxal pour l’Église d’ignorer la miséricorde pour le pécheur qui, comme la victime, et même par sa faute, est écrasé, objectivement et subjectivement, par le mal que le Christ est venu terrasser pour tous les hommes.


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Lutter contre le mal intérieur

Dans sa recherche du meilleur exercice de la justice, et dans la fidélité déjà rappelée, l’Église doit aussi considérer que l’adversaire à affronter est à l’intérieur : les attaques et pressions de l’extérieur, même injustes, excessives et non gratuites ni fortuites, ne sont pas le problème primordial, mais que ce dernier est bien le mal dénoncé et révélé, et que l’utilité des premières doit pouvoir aussi être appréciée objectivement.

En outre et surtout, le nœud du problème se trouve dans le cœur et dans les esprits. C’est par les moyens de la guérison et de la garde du cœur, de la clarté et la justesse de l’esprit qu’il doit être d’abord traité, faute de quoi toute réforme, si pertinente en soi qu’elle puisse être, ne serait qu’un verre d’eau pour éteindre un incendie. De même, appelée à retrouver la voie de la fidélité à tout ce qui a été promis, reçu et révélé, en même temps qu’elle recherche la justice, pour et par le Dieu fidèle et juste, l’Église, dans son effort, ne peut s’exonérer de l’indispensable fidélité à la Tradition autant qu’à l’Évangile, sauf à cesser, là encore, d’être qui elle est. Toutes les initiatives canoniques et pastorales engagées et suggérées, pour sortir justement, fidèlement et charitablement de la crise qui secoue l’Église dans sa hiérarchie comme dans tout le Peuple de Dieu, et qui trouble et blesse toute l’humanité, ne pourront, sans cela, produire des fruits de guérison, c’est-à-dire de grâce.



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