Il est de nos jours plus facile d’avoir un baromètre que d’avoir un couple. Les boutiques en proposent à anneau ou à collerette, en laiton ou en chrome, avec cette aiguille qui va de "Très sec" à "Tempête", en passant par "Beau Temps". Il existe bien des sites censés vous aider à trouver l’âme sœur, mais, il faut le reconnaître, cela marche moins bien : l’âme sœur est moins fidèle que le baromètre, lequel est garanti deux ans.
Notre époque est, à vrai dire, celle des appareils de mesure. C’est là sa démesure, précisément : on y multiplie sur les corps des capteurs de données reliés à des applications mobiles. Et nous voulons que ça fonctionne, non seulement avec nos machines, mais avec nos compagnes. Là-dessus, les puritains ne sont pas meilleurs que les débauchés. Ceux-ci réclament un Kâma sûtra 2.0 ; ceux-là, un management rationnel de la complémentarité homme femme ; tous succombent cependant au paradigme technologique. Orgasme pour les uns, organisation pour les autres, le couple se réduit à l’accouplement bien huilé des diverses pièces d’un moteur. Et donc à quelque réalité impersonnelle.
L’autre est un espace vertigineux
Là où il y a des personnes, il y a rencontre, aventure, drame. Surtout quand l’autre est un autre à la seconde puissance — quelqu’un d’autre de l’autre sexe. Nous aurions bien tort de prendre pour modèle, ici, le tenon et la mortaise qui s’ajustent parfaitement. Mieux vaudrait le couteau et la plaie — mais un couteau cherchant à extraire une balle autrement mortelle. La clef et la serrure ? Oui, mais sans oublier qu’ils ouvrent l’un pour l’autre une porte sur un espace vertigineux.
Ce qui est signifiant avec l’image du baromètre, c’est qu’il voit le couple comme une entité atmosphérique. On pense à la réplique d’Arletty dans Hôtel du Nord : "Est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère ?" Et pourtant, vivre ensemble, ce n’est pas être deux "gueules" dans une même pièce, qui entrent parfois en relation, mais définir l’un avec l’autre un espace-temps particulier, une sorte de microclimat que perçoivent les visiteurs, mais que je ressens particulièrement par sa disparition, lorsque ma femme est absente de la maison. Je suis au même endroit, et me voilà à l’envers ; tout a changé, il manque celle à partir de qui se déploie tout le champ magnétique de notre demeure.
Caprices météorologiques
La comparaison avec la météo dit encore autre chose. On le sait, rien n’est plus capricieux que celle-ci. Un battement de paupière suffit à la modifier, paraît-il. Et il y va bien de cela quand un homme vit avec une femme, et non avec un autre homme : ses calculs sont fréquemment déjoués, il est livré à un mystère qui l’arrache à la logistique du commandement pour le faire entrer dans la logique de la prière, du repentir et du pardon… Au demeurant, le temps n’est pas fait pour rester au beau fixe. Un soleil permanent plaît au touriste, pas au cultivateur. Il finit par tout dessécher. La terre, pour être féconde, a besoin des averses, des saisons — c’est-à-dire, même, d’un hiver rigoureux.
Certains trouveront que je n’ai guère parlé de sexualité — au sens où la chose s’entend de nos jours : un acte de consommation qui consiste non pas tant à s’ouvrir à l’aventure de la vie qu’à fuir devant l’angoisse de la mort. S’il ne s’agissait que de cela, on pourrait se contenter de fournir l’adresse de bonnes prostituées.
C’est bien la sexualité qui m’intéresse néanmoins, dans son plein déploiement, dans son couronnement même : lorsque votre belle-mère se penche sur le berceau du petit en proférant des onomatopées, par exemple, ou quand vous avez enfin réussi à faire pousser dans votre jardin les brocolis devant lesquels vos enfants font une mine dégoûtée…
Ce qui me gêne plutôt, c’est cette idée à la fois romantique et néomalthusienne du couple s’étreignant sur une île déserte. Ma foi est trinitaire. En vérité, dans un couple, je veux dire dans le rêve d’être deux moitiés formant une totalité sans faille, on est soit tout seul — avec son doudou — soit à trois — avec le démon. S’il n’y a pas d’ouverture féconde, s’il n’y a pas d’enfant naturel ou spirituel, c’est le Serpent qui finit par venir et qui offre aux prétendus amoureux, à la place d’un être vivant, un appareil de mesure.
Article paru le 10/11/2017 par Fabrice Hadjadj