Jare Ijalana, petite nigériane de 5 ans, a été élue sur Instagram “petite fille la plus belle du monde” en 2018. Avant elle, Anna Knyazeva (7 ans), Kristina Pimenova (12 ans), Thylane Blondeau (17 ans). Ce sont les nouvelles stars du web. Mais elles sont loin d’être les seules… Chaque jour, des milliers de clichés intimes d’enfants sont exposés sur la toile, le plus souvent par leurs parents. Un phénomène viral et inquiétant.Elles ont à peine 10 ans et déjà des milliers, voire des millions de followers sur Instagram. Les #Instakids et autres #kidsmodels posent ultra-lookées et maquillées. Gueules d’anges et traits de poupées, airs décomplexé et satisfait, ces enfants-stars sont les nouveaux influenceurs de tendances. Orchestré par les parents, ce jeu d’enfants encore inconscients fait de leur image le nouveau théâtre du placement de produits. Derrière ces profils se cachent des parents qui voient dans leur progéniture l’objet de leur fierté. L’enfant devient un prolongement du moi, un moyen d’attirer l’attention des autres. Le #Instakid est le nouveau #chaton sur Facebook, l’assurance de faire le buzz et d’obtenir un maximum de “like”.
Le phénomène du “sharenting”
Aux États-Unis et au Royaume-Uni, ce phénomène est surnommé sharenting, contraction des mots sharing (partager) et parenting (parental). Il incarne l’obsession narcissique des parents qui partagent, à travers l’image de leurs enfants, leur propre quotidien. La première bougie soufflée, les premiers pas… autant d’instants précieux immortalisés dans des albums Facebook ou sur Instagram et stockés dans les serveurs des multinationales. En apparence anodin, le fait d’étaler les instants intimes partagés avec son enfant et d’exhiber son joli minois est pourtant révélateur de notre société. “Selfie”, “foodporn”, “instakid”, tout est fait pour exposer au monde entier ô combien sa vie parfaite. Déjà en 2015, le “Motherhood challenge” appelait les femmes à partager sur Facebook les plus beaux moments avec leurs enfants qui les rendent si “fières d’être mamans”. Un phénomène si viral que la gendarmerie nationale a été contrainte de rappeler dans un post sur Facebook que diffuser des images de ses enfants “n’est pas sans danger”.
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Vers l’hypersexualisation des petites filles
C’en est fini du « bébé Cadum » à l’apparence naturelle, les jeunes modèles adoptent les codes vestimentaires et les attitudes sexuées des adultes. Mais la mise en scène de jeunes filles en robe courte, poses suggestives et maquillage outrancier n’est pas inédite. Déjà, dans son film autobiographique My little princess paru en 2011, Eva Ionesco raconte comment sa mère, photographe, avait fait d’elle son modèle et l’égérie du Paris branché. En 2010, la parution dans l’édition française de Vogue de photographies de Thylane Blondeau, alors âgée de 9 ans, adoptant des poses lascives a également suscité de vives réactions. Certes, l’Assemblée Nationale a voté en 2014 une loi pour interdire les concours de Miss en-dessous de l’âge de 13 ans en France. Mais selon Chantal Jouanno, ancienne sénatrice UDI, auteur d’un rapport sur l’hypersexualisation des jeunes filles, il faut aller plus loin et notamment interdire qu’un enfant puisse être l’égérie d’une marque avant l’âge de 16 ans. Pourtant, aujourd’hui plus de 54% des mannequins continuent à débuter leur carrière avant l’âge de 16 ans. Un âge bien jeune pour connaître les défilés et la notoriété mais aussi la réalité des shootings dénudés. Cette exposition précoce de son image, Jennifer Sky, ancienne mannequin, l’a vécue. Dans une vidéo poignante intitulée “Protect children in the fashion industry from exploitation”, elle dénonce les dérives de la mode auxquelles les enfants sont confrontés alors qu’ils ne sont pas armés.
L’enfant a droit au respect de son identité
Outre le risque que le cliché naïvement posté de votre enfant tombe entre les mains d’un prédateur sexuel et rejoigne une banque d’images inappropriées, il pourrait un jour vous reprocher d’exposer aux yeux de tous sa vie privée et son image à son insu. Selon Florence Millot, psychologue, ces publications ont un impact sur le développement émotionnel et psychique de l’enfant. “Lorsqu’un enfant comprend que pour être aimé par ses parents ou être aimé de l’extérieur il faut savoir faire quelque chose qui corresponde à une attente extérieure, une fois adulte, celui-ci, pris dans ce piège affectif, continue de toujours rentrer dans ce mécanisme pour pouvoir plaire”. Avoir sa vie privée et son image exhibées par ses parents sur la toile peut être embarrassant ou humiliant pour un enfant qui le découvre après quelques années. Pour Justine Atlan, directrice de l’association e-Enfance, “l’effet peut être assez violent pour un adolescent de voir des photos de lui enfant, dans le bain, dans son intimité ainsi partagée sur les réseaux sociaux”. Sans son consentement, ses “parents l’exposent, ils lui donnent une e-réputation, une existence médiatique qu’il n’a pas forcément envie de gérer”.
Si les enfants de la génération exposée n’ont pas encore atteint l’âge de poursuivre leurs parents, ce type d’actions judiciaires risque fort d’émerger dans les prochaines années. Car, d’après une étude récente menée par les Universités de Washington et du Michigan, les enfants consentent rarement aux post publiés par leurs parents les concernant. Un premier cas est déjà répertorié en Autriche, où une jeune fille, à peine majeure a aussitôt poursuivi ses parents pour avoir posté sur Instagram près de 500 images de son enfance, sans son consentement. En France, l’article 9 du code civil garantit à chacun le droit au respect de sa vie privée et de son image. Cependant, et c’est là que le bât blesse, le droit à l’image de l’enfant revient à ses parents jusqu’à ses 18 ans. Or, autrefois conçue comme une protection pour l’enfant, l’autorité parentale peut se révéler aujourd’hui défaillante voire menaçante à bien des égards. Une fois majeur, l’enfant pourra toujours se retourner contre ses géniteurs sur le terrain de l’article 226-1 du code pénal, qui prévoit que toute personne ayant diffusé ou publié des images d’un tiers sans son consentement encourt une peine d’un an de prison et 45.000 euros d’amende.
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