On le cultive, on le théorise, on le poursuit comme une quête sans fin en balayant tout le reste. Avec le livre “Happycratie”, ses auteurs dénoncent une fabrique du bonheur qui vire à la dictature. Selon eux l’injonction à être heureux, quelques soient les circonstances, est aussi nuisible que sa récupération commerciale par les «marchands de bonheur». Une analyse brillante non dénuée de parti pris. En 2013, le titre Happy, du chanteur américain Pharrell Williams, véritable tube planétaire, offrait une bande-son à cette nouvelle idée fixe. Des magazines à la télévision, des recettes de cuisine aux méthodes éducatives, dans l’entreprise et même à l’hôpital, dans les discours politiques jusqu’aux prospectus des clubs de gym, la quête du bonheur est partout.
Une véritable industrie. “L’un des phénomènes les plus inquiétants de ce début de siècle”, prévient la quatrième de couverture d’Happycratie, le nouveau livre que la sociologue israélienne Eva Illouz a écrit en compagnie du docteur en psychologie Edgar Cabanas. En vrai réquisitoire contre la psychologie positive, cette discipline apparue à l’aube des années 2000 avec l’objectif d’établir une science du bonheur, le livre accuse cette théorie d’avoir engendré la tyrannie du smiley. Faut-il la boycotter une bonne fois pour toutes ? Entretien avec Edgar Cabanas, co-auteur d’un des livres chocs de la rentrée.
Dans votre livre, vous donnez naissance à un terme nouveau : l’happycratie. Que signifie t’il exactement ?
Edgar Cabanas : L’happycratie désigne le pouvoir, l’injonction sociale et morale de poursuivre à tout prix le bonheur personnel et la réalisation de soi. Elle est devenue quasiment obsessionnelle, en touchant toutes les sphères de la vie de tous les jours. Elle concerne particulièrement la consommation de “marchandises psychologiques” (livres, applis, thérapies, coaching, ndrl). Comme nous le montrons dans le livre, cette injonction permet d’exercer un nouveau pouvoir notamment dans les entreprises. Elle se manifeste dans de nouvelles stratégies d’influence, dans les décisions politiques, comme dans les modes de management et même dans une nouvelle perception de la citoyenneté. Une nouvelle idéologie, celle du bonheur où les émotions négatives n’ont plus de place. Au travail, ce sont des techniques de management qui prennent place, en valorisant les employés les plus heureux.
Vous parlez plutôt d’un “certain” bonheur…
Oui. Nous décrivons la notion d’un bonheur qui est à la fois très spécifique et pourtant très répandue. Elle impose un point de vue sur le bonheur humain dont l’autorité et l’influence semblent être devenues incontestables. Cette notion du bonheur est surtout transmise par les spécialistes de la psychologie positive, par tous les professionnels qui la pratiquent tels que les coachs, les auteurs et les artisans du développement personnel. Nous le critiquons non pas parce que nous sommes opposés au bonheur, mais parce que nous dénonçons sa vision réductive, simpliste et individualiste du bonheur. Ce qui nous intéresse, c’est l’analyse de cette vision du bonheur, des bénéfices que les institutions et les agents sociaux en retirent, des liens entre le bonheur et la société de consommation. Le concept du bonheur devient un outil politique. Il permet de façonner le modèle du nouveau bon citoyen. Il permet aussi d’exercer un contrôle sur les personnes (comme c’est le cas dans l’entreprise, par exemple).
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À quoi ressemble le bonheur vendu par ceux que vous appelez “les apôtres de la psychologie positive” ?
Ce bonheur est réduit essentiellement à une dimension psychologique : il s’agit de nouvelles façons d’organiser sa pensée pour apprécier les petites choses de la vie et transformer la pression et les événements négatifs en opportunités. Selon ses apôtres, le bonheur est très concentré sur notre propre intériorité, nos sentiments, nos comportements, notre progression personnelle et notre gestion des émotions. Il devient une quête sans fin à laquelle nous sommes tous invités, afin d’atteindre une meilleure version de nous-mêmes. Seulement, cette quête risque d’être moins profitable à ceux qui l’entreprennent qu’à ceux qui en font du business. Pour légitimer son discours, la psychologie positive affirme, à tort, que ce bonheur est le même que celui d’Aristote. Chez les Grecs, il était lié à la vertu, au sens éthique et politique. Dans l’happycratie, c’est une vision très individualiste qui domine.
En fait, vous dénoncez la récupération commerciale du bonheur…
Exactement. Le capitalisme du XXIème siècle a engendré une immense économie du bonheur. Ce n’est pas une image. Le bonheur est devenu l’idole d’une industrie globale. Tous les services, les thérapies, les objets produits et consommés, le savoir scientifique comme les techniques de management psychologique qui soutiennent cette dynamique, tous contribuent à une transformation de la personne. La vente et l’achat de tous ces services et produits découle de la certitude, très largement partagée aujourd’hui, que le bonheur est indéniablement l’investissement le plus valable. Ce bonheur rend les individus heureux, en meilleure santé, ils s’adaptent plus facilement et sont, au final, plus motivés et productifs. Surtout, ils deviennent de meilleurs citoyens. L’apparition de la psychologie positive a été déterminante. Elle a rendu le bonheur légitime, dans sa recherche d’une vie saine, fonctionnelle, épanouissante et désirable. Les objets du bonheur d’aujourd’hui ne sont pas vendus comme n’importe quels produits de charlatans qui voudraient berner les consommateurs. Ce sont des produits de qualité, dont la valeur est prouvée scientifiquement, dont les solutions psychologiques sont certifiées par les experts. Mais nous remettons aussi en question cette science et ses experts.
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Rejetez-vous la psychologie positive en bloc ou seulement certains de ses aspects ?
La psychologie positive n’est pas une pensée homogène. Il est vrai également que son discours est essentiellement individualiste et réducteur. C’est ce discours qui fait autorité aujourd’hui dans la psychologie positive. Cependant, il y a des tentatives de réforme de certains courants au sein même de la psychologie positive ainsi que des voix dissonnantes très critiques à l’intérieur de leur propre discipline.
Quels sont les effets pervers de l’injonction au bonheur ?
Pour la psychologie positive, le bonheur est une question de choix personnel et donc la souffrance l’est tout autant. En clair, si une personne souffre, c’est parce qu’elle n’a pas fait les bons choix pour arrêter de souffrir ou qu’elle n’a pas été assez tenace pour surmonter des circonstances négatives. Cela nous entraîne alors à résoudre nos enjeux personnels avec des promesses de solutions rapides, simples et souvent superficielles. L’injonction au bonheur développe toute une économie qui repose moins sur la vérité que sur le profit immédiat. Cependant, il faut reconnaître que la psychologie positive peut apporter à court terme un soutien réel, particulièrement auprès de ceux qui croient à l’accomplissement de leur bonheur personnel, même s’ils courent le risque d’être assez vite déçus par l’inefficacité de cette approche.
Vous dénoncez le manque de rigueur scientifique des solutions proposées. Comment expliquez vous que la psychologie positive fait toujours autant d’adeptes ?
Le bonheur est un produit que l’on produit facilement et pas cher. Il est très profitable. Il n’est donc pas surprenant de voir à quel point la vente du bonheur attire beaucoup d’entrepreneurs. Nous sommes bombardés en permanence par le bonheur : il est partout, à la télévision, à la radio, dans les livres et les magazines, au club de gym, dans l’alimentation, les recettes de régime, dans les hôpitaux, au travail, dans les écoles, les universités, la technologie, l’internet, la politique et bien-sûr… sur les rayons de nos magasins. Le bonheur est le mot le plus commun du discours quotidien, il n’est pas possible de vivre une seule journée sans en entendre parler au moins une fois. C’est un concept tellement familier que nous le considérons comme un acquis. Ce qui se traduit par des bénéfices juteux sur le marché.
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C’est quoi le vrai bonheur ?
Je ne sais pas ce que le « vrai bonheur » signifie. Et si c’était le cas, je pense que nous ne devrions pas en faire la priorité de nos vies. La justice, la solidarité, l’égalité sont des objectifs beaucoup plus importants à poursuivre. Ensemble. En société. Si nous trouvons le bonheur en chemin, ou quelque chose qui lui ressemble, nous pouvons l’accueillir les bras grands ouverts. Mais je suis persuadé que nous ne devrions pas nous préoccuper tant de notre bonheur, ni de lui sacrifier trop de temps et d’effort à le poursuivre. Nous devrions éviter le narcissisme, tout en sachant que nous sommes chacun pour nous-même ce qu’il y a de plus important dans nos vies.
Happycratie, Edgar Cabanas et Eva Illouz, Editions Premier Parallèle, septembre 2018