Soixante-quinze ans après sa mort, l’écrivain Christiane Rancé rend hommage à l’auteur de l’Enracinement, la lumineuse philosophe assoiffée de justice qui avait découvert la lumière du Dieu crucifié.Le 24 août 1943, dans un sanatorium du Kent, Simone Weil rendait son dernier souffle. Elle avait 34 ans. C’était il y a 75 ans. Depuis ces trois quarts de siècle, son œuvre – celle du « seul grand esprit de notre temps » disait Albert Camus, ne cesse plus d’apostropher quiconque cherche la vérité. En fait, il y a peu d’œuvres qui nous semblent d’une actualité aussi urgente, quel que soit le moment où on les lit, par le fait même de leur caractère prophétique. Il y a l’Apocalypse de Jean, dont la clé de lecture tient dans sa superposition avec les évènements que nous vivons. Et il y a la majorité des textes de Simone Weil, cette intelligence hors du commun, singulière, cet être entièrement d’amour, et avide de savoir la part d’être en chacun. Elle qui disait éprouver « un déchirement qui s’aggrave sans cesse, à la fois dans l’intelligence et au centre du cœur, par l’incapacité où je suis de penser ensemble dans la vérité le malheur des hommes, la perfection de Dieu et le lien entre les deux », nous a donné des clés pour tenter d’y parvenir à notre tour. Et quelles clés ! Attente de Dieu, La Pesanteur et la Grâce, L’Iliade ou le Poème de la force, ses Carnets et Cahiers, et son œuvre maîtresse, clé de voûte de sa pensée, L’Enracinement. En cela, elle est notre amie comme peu le sont ou l’ont été pour nous.
Aimer absolument
C’est que Simone Weil fait partie de cette poignée de gens nés pour aimer le monde, mais l’aimer absolument. C’était son premier impératif. Son premier pas dans la quête inachevée et inachevable, en perpétuel déploiement, de la vérité, qu’elle entreprend avec un effort ininterrompu de l’attention, — la prière de l’esprit. D’elle, il faut déjà garder cet ordre qu’elle s’était lancé dès son adolescence, pour ne faillir en rien, ni démériter du temps qui lui était accordé : « N’oublie pas que tu as ta vie à vivre, toute ta vie devant toi ».
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Sa recherche de la vérité lui fera emprunter les chemins qu’ont ouverts les soubresauts de son époque : la tentation du marxisme, la lutte syndicale, l’expérience ouvrière. Elle est la première intellectuelle à être entrée en usine pour comprendre la forme moderne de l’esclavage que sont la machine et le travail à la chaîne. Elle ressort de cette expérience marquée au fer rouge, certaine que ces conditions de travail sont rationnellement organisées pour que « la grandeur d’âme qui permet de préciser les injustices et les humiliations soit presque impossible à exercer. » À l’usine, le malheur est entré en elle. Ce sentiment ne la quittera plus. « Réagir contre la subordination de l’individu à la collectivité implique qu’on commence par refuser de subordonner sa propre destinée au cours de l’histoire » en déduit-elle. Et de conclure : « Pour se déterminer à pareil effort d’analyse critique, il suffit de comprendre qu’il permettrait à celui qui l’entreprendrait d’échapper à la contagion de la folie et du vertige collectif en renouant pour son propre compte, par-dessus l’idole sociale, le pacte originel de l’esprit avec l’univers. »
La Grèce et la Croix
C’est ce qu’elle entreprend de faire, déjà en se retirant du champ de l’action et de la lutte syndicale où elle était entrée avec toute sa fougue et son intransigeance, au temps de ses études puis pendant ses premières années de professorat. Elle creuse les textes. Elle interroge les grandes traditions. Elle s’intéresse aux religions — à toutes les religions, depuis la nuit des temps. La curiosité intellectuelle n’est pas son seul moteur. Au Portugal, en entendant un fado chanté lors d’une procession religieuse, elle a eu l’intuition du christianisme comme clé de la vérité. L’intuition seulement : « Nous devons à la vérité religieuse bien autre chose que l’adhésion accordée à un beau poème, une espèce d’adhésion bien autrement catégorique ». Et c’est, peut-être paradoxalement, son étude de Platon et de la Grèce qui affermit chez elle sa vocation chrétienne. Là, comme dans les Évangiles dont la lecture l’éblouit inlassablement, elle trouve la conjonction du Vrai et du Bien, de l’être et de la valeur. « La Croix : l’intersection du temps et de l’éternité » écrit-elle après qu’à Assise, une première fois, « une force plus forte que moi m’a obligée à me mettre à genoux », puis à Solesmes, « le Christ est descendu et m’a prise ».
Mériter sa mort
Simone Weil ne se contente pas pour autant de cette contemplation du Mystère qui lui a été révélé. Elle aime les hommes en mystique, et veut, en intellectuelle, dessiner les chemins où pourraient se résoudre les questions de Justice et celles du malheur, les horreurs de l’Histoire et le salut de chacun. Intimement, elle a compris que l’instant où la Vérité lui sera révélée sera l’instant de sa mort — à condition de la mériter, de l’embrasser avec toute la largeur d’une vie qui aura incarné son idéal de Vérité, de Bien absolu et de Justice. La guerre qui éclate est, à ses yeux, matière à rédemption, et l’injonction de mourir non seulement en héroïne, mais en sainte. Elle ne mange plus, ou pas plus que ceux qui agonisent dans les camps en ces temps où, peut-être, « manger à sa faim est une terrible injustice. » Elle supplie pour qu’on lui confie une mission en France, maintenant qu’elle est parvenue à passer en Angleterre pour entrer dans la Résistance. Sa mission, ce sera ce texte qu’on lui donne pour calmer l’appétit de martyre qui affame son âme. L’Enracinement, Prélude à une déclaration des devoirs envers l’Être humain.
Les besoins de l’âme
Dans L’Enracinement, animée par la nostalgie profonde d’un monde où chaque homme est, pour ceux qui l’entourent, ce qui compte le plus, elle souligne l’urgence qu’il y a à construire une échelle des valeurs éternelles, qui serait un idéal régulateur de tout ordre social, lequel est toujours régi par la trompeuse force sociale. Cette échelle servirait d’étalon pour mesurer le niveau de justice ou d’injustice de la société. Dès lors, Simone Weil substitue l’idée d’obligation à celle de droit, — l’objet de l’obligation étant l’être humain en tant que tel. « Autant il y a obligation éternelle à l’égard de l’homme, remarque-t-elle, autant il n’y a aucune obligation éternelle à l’égard du collectif, puisque le collectif est l’objet de toute idolâtrie. Et c’est relativement à cette obligation qu’on pourra mesurer le progrès. » En toute logique, elle propose alors une éducation qui réponde aux besoins de l’âme : l’éducation d’un Bien absolu, et non plus le bien relatif toujours encadré par la recherche du bien égoïste — la réussite sociale ou l’acquisition frénétique de biens matériels. Or, pour accéder à ce Bien supérieur ou du moins révéler les voies pour l’approcher, il faut des saints. Des saints et des génies. « Aujourd’hui, ce n’est rien encore que d’être un saint, il faut la sainteté que le moment présent exige, une sainteté nouvelle, elle aussi sans précédent. » Mais « le monde a besoin de saints qui aient du génie comme une ville où il y a la peste a besoin de médecins. Là où il y a besoin, il y a obligation. Et dans les besoins de l’âme, le besoin de Vérité, plus sacré qu’aucun autre. » Il faut aussi une règle : « Ne rien croire à l’abri du sort, ne jamais admirer la force, ne pas haïr les ennemis et ne pas mépriser les malheureux. »
La lumière du Dieu crucifié
À la question comment aimer Dieu, Simone Weil avait fini par comprendre « par la Croix ». « La croix du Christ est la seule porte de la connaissance. » Dans l’inépuisable fécondité de ses pensées et, parmi elles, ses puissantes réflexions sur la notion hautement corrosive de Progrès, c’est peut-être cette entrevision qui nous bouleverse le plus, et qu’elle a incarnée dans sa vie et à l’instant de sa mort. Elle nous rappelle que le seul Dieu à qui il faille ressembler, c’est à Dieu crucifié. Et quelle meilleure lumière dans nos ténèbres, en cette époque où l’homme veut se faire Dieu ?