Après seulement quelques mois de mariage, Cédric, le mari de Sophie, a un grave accident de vélo. C’était en 1998. Du choc à la révolte, du déni à la colère, Sophie a traversé de nombreuses périodes de troubles et de turbulences. Des doutes, oui, mais surtout deux convictions profondément ancrées en elle : son amour pour Cédric et sa foi en Dieu. Rencontre.Aleteia : Vous venez de publier un livre, Je rentrerai avant la nuit, où vous racontez ce que vous avez vécu depuis l’accident de Cédric, votre époux (devenu handicapé à la suite d’un traumatisme crânien NDLR). Qu’est-ce qui vous a poussé à partager votre témoignage ?
Sophie Barut : Lorsque mon mari a eu un accident de vélo il y a vingt ans, en 1998, j’ai tenu un journal qui m’a énormément aidée à poser mes émotions. J’en avais besoin pour y voir clair. Je ne l’ai pas lâché pendant six ans, jusqu’à l’arrivée de notre premier enfant. Je me souviens qu’à l’époque j’avais un besoin grandissant de connaître des expériences similaires, celles d’épouses qui avaient vécu ce que je vivais, qui avaient choisi de rester fidèle après l’accident de leur mari, qui voulaient fonder une famille… Mais je n’ai jamais trouvé ce genre de témoignage. Il y a quelque temps, des amis m’ont dit que c’était peut-être à moi de l’écrire. L’idée a fait son chemin et c’est ainsi qu’est « né » Je rentrerai avant la nuit.
Cet accident est arrivé alors que vous étiez mariés depuis huit mois à peine… Aviez-vous déjà imaginé la possibilité qu’une telle chose puisse arriver ?
Quinze jours avant l’accident de vélo, j’avais croisé Cédric sur la route alors que je roulais en voiture et je me souviens m’être dit : « Qu’est-ce qu’il est fragile sur son vélo ! ». Au-delà de ça, nous avions fait notre préparation au mariage avec la communauté Saint-Joseph. Il s’avère que dans le couple venu nous préparer au mariage, l’épouse était en fauteuil roulant. J’étais impressionnée car je ne connaissais pas ce milieu mais pendant leur témoignage je n’y avais même pas fait attention. Un mois ou deux après notre mariage, j’ai fait une retraite ignatienne dans la Drôme et on nous a demandé d’offrir à Dieu ce à quoi on tenait le plus sur terre : j’ai offert mon mari… Le bon Dieu m’a pris au mot. Après l’accident, j’ai repensé à tout cela et je me suis dit : parce qu’Il a pris ce à quoi je tenais le plus au monde c’est qu’Il va m’aider. Le début d’une cohérence.
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On se projette dans une vie et, tout d’un coup, il faut la déconstruire pour la reconstruire différemment. Comment l’accepter… et y arriver ?
Sur le moment je l’ai complètement refusé, je n’arrivais pas à me dire qu’il était sur la route, inanimé. Jusqu’alors, je n’avais jamais vécu de drame dans ma vie. Quand le gendarme m’a appelé pour me dire qu’un jeune homme correspondait à la description, j’ai tout simplement hurlé « non ». Je ne pouvais pas le concevoir. Quand je l’ai vu, j’ai compris que c’était la réalité, que ma vie allait radicalement changer. Pendant longtemps, j’étais dans l’espérance un peu naïve qu’il allait se réveiller et que tout allait redevenir comme avant mais petit à petit j’ai dû faire mon deuil de plein de choses. Le « il ne pourra pas travailler pendant 15 jours » s’est transformé en « il ne pourra pas travailler pendant six mois » jusqu’à « il ne pourra pas travailler toute sa vie ». J’ai oscillé entre des moments de révolte où je passais des journées à maudire la pesanteur, la fragilité du corps humain, où je m’interrogeais sur la raison qui pouvait justifier de nous donner autant pour ensuite nous retirer nos facultés… Et des moments de confiance totale en Dieu.
Dans votre livre vous évoquez une sorte de joie qui, malgré les épreuves, était ancrée en vous…
C’est exactement ça ! J’ai été portée par les prières de mes amis et je me souviens d’une joie enracinée en moi malgré le dramatique de la situation. Je me disais que le bon Dieu pourvoirait à tout et je me suis remise entre ses mains. À un moment, je me suis interrogée : « Est-ce que les réponses à tes questions te font avancer ou te détruisent ? » J’ai alors pris la décision d’avoir une belle vie malgré des circonstances difficiles… Le regard de mes amis a aussi été très important pour moi. L’amour de ses amis, la chaîne de soutien que cela a déployé m’a redonné courage. Aux moments douloureux, un ami m’a dit : « N’essaye pas de porter l’avenir, les grâces tu les auras au fur et à mesure ». Profiter de l’instant présent est une discipline. Une discipline de chaque instant. Et de cette discipline peut naître le bonheur.
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Vous aviez 25 ans au moment de l’accident. Dans votre livre, vous racontez le discours tenu par certains membres du corps médical qui vous conseillaient de partir et d’abandonner Cédric. Comment avez-vous reçu ces paroles ?
J’ai été très surprise. Je me souviens par exemple d’une rencontre avec une assistante sociale. Je pensais qu’elle allait me donner des armes pour y arriver, qu’elle allait écouter mes aspirations afin de m’aider à aller dans cette direction. Mais non. Elle me conseillait de partir tout de suite et que ce serait plus facile pour lui. Elle pensait que je faisais l’autruche et me voyait comme quelqu’un de jeune, d’idéaliste, de naïf. Elle m’affirmait que si je restais, j’allais être garde-malade toute ma vie et que de toute façon si je partais, personne n’allait me le reprocher. Mais quand il a été fauché, je me suis dit que je n’allais pas abandonner mon mari. Je lui ai répondu que je ne pourrais plus me regarder dans une glace si j’abandonnais Cédric. J’étais habitée d’une conviction : même si l’on commence par le pire, le meilleur est à venir. Et j’ai été portée par cela : quand je communiais ou que j’allais à une adoration, Dieu m’a vraiment envoyé des grâces sensibles.
Pourquoi avoir choisi de rester ?
C’était un élan d’amour. Ce drame nous a fauchés au début de notre mariage ; Cédric était l’homme que j’attendais depuis vingt ans. Je l’ai rencontré trois mois après une rupture douloureuse. On était très proches sur de nombreux points : artistique, littéraire, poétique… C’est lui qui m’a initié à la philosophie ! Quand il a été fauché je ne pouvais me résoudre à abandonner celui que j’aimais. Il y avait tellement d’amour, de douceur et d’envie de s’en sortir pour moi dans ses yeux !
Cet accident a eu lieu il y a vingt ans. Vous avez aujourd’hui quatre enfants âgés de 14, 12 ans, 10 et 7 ans. Comment avez-vous réussi à retrouver une vie de couple après un tel traumatisme ?
Durant les six premières années qui ont suivi l’accident, je ne voyais pas bien comment ne pas être une infirmière pour Cédric. Quand j’ai vu qu’il commençait à aller mieux physiquement et intellectuellement, j’ai envisagé d’avoir des enfants avec lui. Mais il y avait toujours un blocage car je m’occupais de sa toilette, son habillage, ses déplacements chez les thérapeutes, ses repas… J’ai alors réalisé que son corps devait reprendre sa part de mystère, cette distance nécessaire à la séduction devait se réinstaller entre nous, comme avant son accident. Petit à petit nous avons donc fait appel à des auxiliaires de vie pour la toilette, des ambulanciers pour les déplacements, des taxis pour fauteuil roulant… Grâce à ces respirations, nous avons (re)découvert ce qu’était véritablement l’amour conjugal. Nous avons ainsi pu avoir notre premier enfant quelques semaines après avoir pris cette décision !