Au XIIIe siècle, alors que l’explorateur vénitien Marco Polo décrivait la Chine, Rabban Marcos, un clerc nestorien né à Pékin, faisait le chemin inverse, se rendant jusqu’au lointain et mystérieux Occident.Marco Polo fut étonné par la ville de Cambaluc, “la ville du grand Khan”, qui est devenue Pékin (Beijing). Il décrit en particulier, dans son Livre des merveilles, le système de poste qui part de ce centre administratif, et permet au souverain de se tenir informé de tout ce qui se déroule dans son empire : “De cette cité de Cambaluc partent des voies et des chemins lesquels vont parmaintes provinces.” Mais même pour ce voyageur accompli, il aurait semblé peu probable qu’un homme puisse par l’une de ces routes se rendre jusqu’en Aquitaine !
C’est pourtant ce que fit Rabban Bar Sauma, un moine qui n’aspirait pas à faire des voyages, sous l’impulsion de l’un de ses disciples, Marcos. Ce dernier, né en 1244 près de Cambaluc, est originaire d’une ethnie mongole chrétienne nestorienne. Il se place sous la direction de Rabban Bar Sauma, avec lequel, il pratique une ascèse sévère dans les montagnes mongoles. Pour prolonger cette ascèse, Marcos veut se rendre jusqu’à Jérusalem, et finit par convaincre son maître de partager son projet. On les avertit que c’est un voyage excessivement dangereux mais ils répondent : “Nous avons déjà revêtu l’habit monastique et pour le monde, nous sommes comme morts, ayant renoncé à lui”. On connaît leur histoire grâce à l’Histoire de Mar Yahballaha et de Rabban Sauma, un récit anonyme rédigé à l’époque des faits.
Ils traversent les vallées de la mort
Les deux pèlerins prennent donc la Route de la Soie pour se rendre jusqu’au siège de leur Église : Séleucie-Ctésiphon, près de Bagdad, où réside le catholicos, c’est-à-dire le Patriarche qui dirige l’Église perse. Ils traversent donc la Chine, accueillis par les communautés chrétiennes disséminées, puis traversent pendant “deux mois de vives fatigues et de grandes souffrances” les steppes désolées de l’Ouest de la Chine.
Lire aussi :
Matteo Ricci et sa tentative manquée de convertir la Chine
Leur description donne une idée des difficultés rencontrées par les marchands qui passaient par ce tronçon ardu : “Personne n’y vit parce que l’eau y est amère ; on ne peut rien y semer”. Ils trouvent aussi des villes dévastées par les conflits incessants entre chefs locaux. Les brigands hantent les routes jusqu’à y rendre la circulation impossible. Les deux moines doivent attendre six mois à Khotan pour pouvoir reprendre leur pèlerinage. Ils traversent le Kirghizstan, “épuisés par une peur continue”, et parviennent à Maragha, dans l’actuel Iran, où ils rencontrent le catholicos Mar Denha, qui y est monté fortuitement. “Ce fut comme s’ils avaient vu Notre Seigneur Jésus Christ” s’exclame le chroniqueur anonyme, qui décrit la rencontre des moines avec leur catholicos.
Un anachorète bombardé catholicos
Pourtant, le but final de leur voyage leur échappe, car la route de Jérusalem est fermée : nous sommes en 1278, la ville est aux mains des Mamelouks Baharites, et toute la région est instable. Les deux moines, Rabban Bar Sauma et Rabban Marcos, reprennent le chemin de la Perse. Quand ils retournent à Bagdad, le catholicos est mort. Profondément affligés, ils se pressent de se rendre aux funérailles. Mais les clercs en profitent pour nommer le plus jeune d’entre eux, Marcos, catholicos !
Il devient Mar Yahballaha III, chef de l’Église de Perse, alors qu’il parle très mal le syriaque, et avoue ne pas être savant, et connaître peu de théologie… Cette nomination apparemment absurde relève en fait d’une fine diplomatie, comme le relève le chroniqueur anonyme : “Les rois qui tenaient les rênes du gouvernement, dans tout le monde habité étaient mongols et il n’y avait personne qui, comme lui, fut averti de leurs usages et connu leur langue”.
Ambassadeur du Khan Argun
De fait, la nomination de Rabban Marcos, un mongol, enchante le Khan Argun, qui le couvre de cadeaux, et soutient les chrétiens. Le Khan, souhaitant conquérir la Palestine et la Syrie, il demande au catholicos d’envoyer un clerc portant des lettres pour une alliance avec les chrétiens contre les Mamelouks. Le nouveau Mar Yahballaha III envoie son ancien maître, Rabban Bar Sauma. Celui-ci parvient jusqu’à la “terre des Romains”, c’est-à-dire l’Empire byzantin, et décrit la magnificence de “la grande ville de Constantinople”.
Lire aussi :
Diapo – Évangélisateurs, scientifiques, martyrs : les missionnaires jésuites
Il se rend ensuite à Rome, où il est un objet de stupéfaction pour les clercs romains, qui apprennent qu’il y a des chrétiens jusqu’en Chine ! Circonspect devant ce clerc mongol, ils lui demandent d’exposer son Credo, et ils découvrent qu’ils ne diffèrent pas fondamentalement du leur. Rabban Bar Sauma ne peut toutefois pas recevoir la bénédiction du pape, qu’il est venu chercher : Honorius IV vient de mourir, et le nouveau pape n’a pas encore été élu.
Les rois de France et d’Angleterre
Il continue donc son voyage, suivant la consigne du catholicos qui lui a demandé de se faire ambassadeur auprès des “rois des Romains et des Francs”. Il rencontre à Paris, en 1288, Philippe le Bel, qui le reçoit avec honneur et lui promet une intervention contre les Mamelouks “si Dieu veut”. La même année, il parvient jusqu’en Aquitaine, où il rencontre le roi d’Angleterre Edouard I, auprès duquel il obtient la même réponse. Il est émerveillé de découvrir des pays dont “tous les sujets sont chrétiens”.
Rabban Bar Sauma retourne ensuite à Rome, où il salue le pape fraîchement élu, Nicolas IV. Il obtient de lui l’autorisation de célébrer la messe selon son rite, avec sa suite de chrétiens perses. Une “assemblée considérable” de Romains assiste à l’évènement : une poignée de chrétiens perses qui célèbrent l’office sous la direction d’un prêtre mongol, voilà qui est pour le moins inhabituel ! De plus, l’office est dit en syriaque, c’est-à-dire en araméen, la langue que le Christ lui-même parlait. On devine que l’ancien moine Rabban Bar Sauma, doit être un peu fébrile, lui qui rêvait d’une vie d’ascèse dans ses montagnes de Mongolie, il est scruté par les clercs et les savants de Rome… Mais ayant assisté à la cérémonie, “tous se réjouirent et dirent : la langue est différente mais le rite est le même !”
Bénédiction du Pape
Les promesses d’assistances militaires, qu’elles proviennent de France, d’Angleterre ou de Byzance ne seront jamais honorées. Mais c’est au pied du trône du pape Nicolas IV que l’ambassade de Rabban Bar Sauma trouve une fécondité inattendue. Le Pape bénit Rabban Bar Sauma, et lui confie des ornements liturgiques destinés au catholicos, confirmant sa charge. Cet acte énonce clairement que cette lointaine église de Perse n’est pas séparée du Siège de Rome.
Le clerc et ambassadeur retourne auprès du Khan Argun, pour lui apporter les résultats de son voyage. Le Khan s’en réjouit, mais il meurt peu de temps après, et ses successeurs se montrent moins bienveillants à l’égards des chrétiens. Rabban Bar Sauma meurt en janvier 1294, avant que la situation ne se dégrade dramatiquement pour les chrétiens de Perse.