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Chaque jour, c’est le même rituel pour ces 5 sans-abri

© SAINT GABRIEL

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Amaury Bucco - publié le 10/02/17
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De novembre à décembre, l’association catholique “Hiver Solidaire” héberge des sans-domicile un peu partout dans Paris. C’est une grande salle carrelée aux multiples fenêtres. Une cinquantaine de mètres carrés qui accueille chaque soir depuis novembre cinq personnes sans domicile. Ce soir c’est la bénévole Patricia qui a fait le dîner : un bœuf bourguignon. Les cinq hébergés sont déjà là, il ne manque plus que l’arrivée du deuxième veilleur pour commencer à manger.

Les veilleurs : un mot trompeur. Ce sont les deux bénévoles qui passeront la nuit sur un matelas avec les cinq autres. Mais eux aussi dormiront.

Abdallah, alias Sarko

Aussitôt après l’arrivée d’Hélie, second veilleur, le dîner peut commencer. Jean-Michel, le pensionnaire le plus pieux (il porte fièrement un chèche bleu rapporté d’un pèlerinage à Rome), entame le fameux : Nous te saluons au toi Notre Dame. Un bénédicité original chanté d’un ton de star américaine. Mais tous ne sont pas catholiques. C’est le cas d’Abdallah, alias Sarko, musulman marocain en France depuis les années 90. Son surnom lui vient de sa proximité avec le domicile de l’ex-président. Il le voit souvent passer le matin, entouré de ses gardes du corps, faisant son jogging. “Bonjour Monsieur le président !”, lui lance-t-il alors.

Le repas commence par un potage, richement assaisonné par nos amis. Fabrice, 40 ans, légèrement moustachu, originaire de la Réunion, coiffé de son éternel bonnet rouge, assaisonne volontiers sa soupe de moutarde, de poivre, de sel et de curry.

Les bretelles de Jean-Michel

Ce soir c’est Théodore, le bulgare de 40 ans, qui prend la parole. Des sujets très médiatiques sont lancés sur la table. Dépénalisation de la corruption en Roumanie, primaire de la Gauche, violence policière à Aulnay-Sous-Bois, menace du Front National. Tout le monde y participe. Puis la conversation se disperse entre voisins. Théodore explique ses difficultés pour trouver un logement. Toutes ces garanties qu’on lui demande et qu’il est incapable de fournir alors même qu’il travaille dans des marchés parisiens. Depuis quelques temps il prévoit de retourner dans le bâtiment, à son compte. Il pense y gagner plus d’argent, il a fait ses calculs.

Jean-Michel, de son côté, parle du dernier film qu’il a vu : La la Land. Ce féru de cinéma d’une trentaine d’années se rend chaque semaine dans les salles des Halles pour visionner les dernières nouveautés. Depuis quelques jours il porte un costume trois pièces gris, dont il chérit particulièrement les bretelles. “Il faut que je me réhabitue, dit-il, j’ai un enterrement bientôt.”

Abdallah lui, est moins volubile. Mais sa passion pour les matinales de Jean-Jacques Bourdin le tient à l’affut de l’actualité. Lui et moi avions d’ailleurs pariés six cannettes de soda sur les résultats de la primaire de la Gauche. Une fois la soupe finie, c’est souvent lui qui part laver les bols dans la cuisine.

Le mystérieux Fabrice

Un peu plus tard, une délicieuse odeur de bœuf-bourguignon émane du centre de la table. Patricia sert une bonne plâtrée au timide Fabrice. Celui-ci mange mieux depuis quelques semaines. À croire qu’il s’est peu à peu adapté à une nourriture variée. Lorsqu’il est arrivé, en novembre, il mangeait très peu. Ni produit laitier, ni poisson, ni rien du tout. Interrogé par Théodore sur son passé à la Réunion, Fabrice explique qu’il travaillait dans une école et possédait une petite maison reçue en héritage. Chaque fois que le réunionnais parle, les réponses sont hachées et précipitées, comme celles d’un enfant. Parfois peu compréhensibles, tant elles paraissent incohérentes.

Un jour qu’Hélie déclarait à Fabrice qu’il avait perdu son grand père, celui-ci lui aurait répondu : “Ah oui, en effet, j’aime beaucoup Sheila, vraiment, ses chansons et tout”. En fait, l’introvertie Fabrice semble toujours réfugié dans son monde. Un monde bien à lui d’où parfois il sort, mais où plus souvent il reste, même en parole. C’est d’ailleurs pour ça que Théodore et les autres l’apprécient particulièrement. “J’aime bien le soir quand je retrouve Fabrice ici”, me confiera plus tard Théodore autour d’une cigarette, “parce que dès qu’il est là, j’oublie tous mes soucis de la journée”. Fabrice est celui qui apporte un peu d’insouciance. Celui dont les difficultés n’ont pas endurci le cœur.

Chacun son matelas et sa place attitrée

C’est au moment du dessert qu’arrive Mohamed, originaire d’Afrique. Il revient de la douche où il passe beaucoup de temps le soir, après ses longues journées dans un restaurant, à la plonge ou au ménage. Il porte une tunique traditionnelle de couleurs vives. Mohamed est assez discret et sourit facilement. Un sourire étincelant sur une peau noire. Jean-Michel trouve que Mohamed exagère et devrait arriver à l’heure pour le dîner comme le stipule le règlement. Il faut dire que Jean-Michel aime la convivialité qui passe, pour lui, par une vie de communauté. Mais Mohamed, avec un certain flegme poli, ne se préoccupe pas de ce que pensent les autres.

Après un copieux dessert, on débarrasse la table, on la range, puis on installe les matelas au sol. Chacun à son matelas et sa place attitrés. Jean-Michel installe la petite table dépliante de bridge et propose une partie de Triomino à Hélie. Le trentenaire aime beaucoup ce jeu auquel il se donne avec un grand sérieux. “Les règles c’est les règles”, dit-il souvent. Et les règles il les connaît par cœur, avec toutes leurs variantes.

La Reine des Neiges en berceuse

Pendant que les deux joueurs entament une longue partie, Théodore me montre ses photos Facebook. On le voit souriant, devant la Seine, avec Abdallah. C’est l’été, il porte une énorme carpe qu’ils viennent de pêcher dans la Seine. À côté d’eux, sur la pelouse, grille un barbecue bien garni. Ils ont l’air heureux. À l’époque ils squattaient un immeuble abandonné, réinvesti depuis par la mairie. Sur d’autres photos on voit Théodore, sa copine (“elle est belle hein !”) et sa petite fille, après leur baptême dans la paroisse du coin.

À quelques mètres de nous, Mohamed a sorti son ordinateur portable. Il corrige son CV pour pouvoir le présenter à un hôtel. Abdallah, lui, regarde des vidéos sur son téléphone, le casque sur la tête. Peut-être pense-t-il à sa sœur chez qui il va régulièrement déjeuner.

Dans toute la salle raisonne le générique de la série Amour Gloire et Beauté que Fabrice affectionne particulièrement. Il aime écouter de la musique le soir avant de se coucher. Il fixe l’écran du téléphone qu’on lui prête (et dont il ne sait pas se servir), l’air vaguement rêveur, un sourire au coin des lèvres. Plus tard, sur sa demande, ce sera encore la Reine des Neiges, Monsieur l’Instituteur et Oh Marie. Sur son matelas, Abdallah s’est endormi.

Une courte nuit commence

À dix heures et demi la troisième partie de Triomino est terminée. Jean-Michel en parle avec exaltation, en rangeant la table. Quelques minutes plus tard on éteint les lumières de la salle et Fabrice, tapis dans son sac de couchage, répond au “bonne nuit” général. Dans les toilettes, où l’on se brosse les dents, Jean-Michel me parle de sa camionnette en panne, bloquée dans le parking d’un hôpital de banlieue. Elle est squattée depuis peu par des junkies. Ils ont forcé la portière et viennent s’y shooter. Jean-Michel cherche désespérément des bras (non piqués) pour la déplacer.

À onze heures tout le monde dort. Une courte nuit commence, sous les violents ronflements d’Abdallah. Demain, dès 6h45, une longue journée recommencera pour Théodore, Abdallah, Jean-Michel, Fabrice et Mohamed.


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