“Naïvement, j’attribuais au corps tout ce qui était bas, indigne et animal.”Je suis un jeune Parisien de bientôt 25 ans que rien ne destinait à se tourner un jour vers cette chose indistincte et que j’appelais jusqu’à récemment encore « la religion ». Pourtant, depuis bientôt deux ans, je me considère comme catholique – et je serai très prochainement baptisé.
Pendant de longues années, je n’ai cru qu’au corps et à l’esprit – et surtout à leur opposition. Je méprisais tout ce qui avait trait au physique, sans doute conforté dans mes convictions par le fait que je n’étais pas très bon en sport. Naïvement, j’attribuais au corps tout ce qui était bas, indigne et animal. L’homme, me disais-je, n’est pas fait pour courir, se fatiguer et remuer en tous sens comme une bête. Il ne s’élève que par la lecture, par la pensée, par la force seule de son esprit. Et je dois dire que j’ai longtemps cru qu’il y avait, dans cette attitude, une certaine élévation. Le monde me semblait être empli d’injonctions publicitaires ne vantant que les vertus du corps et rabaissant celles de l’esprit. Tout me paraissait être voué à la beauté et à la force, si bien que j’en étais venu à les mépriser.
Pour compléter le tableau de ma pensée telle qu’elle se présentait à cette époque, qui doit peu ou prou correspondre à mon adolescence, je dois ajouter que je m’étais enfermé dans un matérialisme absolu. Je suis bien loin d’être venu à bout aujourd’hui de ces interrogations, du moins sur le plan philosophique, mais j’avais alors fait le choix d’adhérer à une vision d’un monde entièrement chimique et mécanique, où tout, absolument tout, même cet esprit que je plaçais au-delà de toute chose et qui n’était que de la matière de qualité supérieure à mes yeux, pouvait être décortiqué, disséqué et réduit en particules élémentaires de nature physique. À vrai dire, je n’ai jamais réellement été satisfait par cette vision du monde, mais elle me séduisait par ce qu’elle impliquait – pas de Dieu, pas d’essence, rien que des atomes. J’y trouvais quelque chose de provocateur.
C’est là tout le paradoxe : j’adoptais une posture que je jugeais subversive, alors qu’on ne m’avait précisément jamais inculqué la moindre notion de Dieu. Je ressentais le besoin de me rebeller contre une chose que je n’avais jamais connue, de provoquer une force dont, a priori, j’étais certain de l’inexistence.
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De mon aveuglement quelque peu obstiné, c’est sans aucun doute ma sensibilité qui m’a tiré. J’étais un enfant rêveur, à l’imagination débordante, qui s’inventait des mondes et des jeux, des personnages – j’aimais beaucoup les cours de théâtre que je prenais alors. J’écrivais des poèmes. Cet aspect de moi-même ne me dérangeait pas, car il me semblait de toute évidence appartenir au monde de l’esprit. Pourtant, je sentais bien qu’il possédait quelque chose de radicalement physique, de charnel, de sensible. Il n’était pas une pure abstraction, car il passait par les yeux, les oreilles, le toucher, les parfums, les souvenirs, les caresses, les odeurs…
C’est bien plus tard, une nuit, dans une grande métropole européenne, que l’évidence m’a frappé tandis que je marchais dans la neige. J’eus pour la toute première fois le sentiment d’une chose indistincte au fond de moi, qui n’obéissait pas à la mécanique de mon corps et qui n’était pas une simple émanation de mon esprit. L’organe qui percevait et s’émouvait de la beauté, qui pressentait le danger ou la grandeur, qui parfois me faisait communiquer sans paroles avec d’autres autour de moi et qui n’était ni corps ni esprit – cet organe, ce ne pouvait être que l’âme.
Il me fallut plusieurs mois, vivant chaque expérience à la lumière nouvelle de cette découverte, pour admettre parfaitement l’évidence : tout n’est pas tangible, tout n’est pas qu’agencement d’électrons, tout n’est pas que poussière. J’en avais toujours eu le pressentiment, qui expliquait sans doute l’impérieux besoin de rébellion qui m’avait précipité dans un matérialisme de principe. Je tentais de me convaincre moi-même d’une vision de l’homme que tout en moi réprouvait en en fournissant perpétuellement les preuves inverses.
“Lui qui tient dans sa main l’âme de tout vivant et le souffle de toute créature humaine ? N’est-ce pas l’oreille qui apprécie les mots, le palais qui goûte les mets ?” (Job 12, 10-11)
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