Dans un paysage médiatique où chacun se targue de détenir la vérité, est-il surprenant que les blogs et sites Internet au marquage idéologique affiché connaissent un tel succès ?Il fut un temps, pas si ancien, où la presse écrite se vendait bien. Aux arrêts de bus, chacun tenait son quotidien à la main. Dans les cafés, les titres du jour étaient disponibles pour les clients, harnachés sur de grandes baguettes de bois. Les kiosques fermaient tard dans la nuit et les journaux du soir se vendaient à la sortie du métro. Chacun lisait « son » journal, et affichait ainsi ses opinions. En ce temps-là, on était gaulliste ou communiste (il n’était pas encore question d’être de gauche ou de droite), plus rarement socialiste, et les opinions politiques définissaient toute une famille. Raymond Aron, qui avait lu Karl Marx, était éditorialiste au Figaro, et Henri Alleg dénonçait les exactions françaises en Algérie dans l’Humanité. On s’attaquait entre chapelles respectives, parfois durement, mais jamais on ne se manquait de respect. Il ne serait venu à l’idée d’aucune de ces plumes engagées, qui passaient leurs vies dans les salles de rédactions enfumées jusqu’au lancement des rotatives, de disqualifier son adversaire, de mettre en doute son intelligence ou de nier sa qualité de journaliste.
Cinquante ans plus tard, le combat des grandes idées est devenu dispute de charcutiers, chacun défendant son tiroir caisse à mesure que le chaland, de plus en plus rare, se détourne de la presse pour se tourner vers d’autres sources d’informations. Refusant d’admettre la vérité, les patrons de presse, désormais parfaitement à l’aise dans leurs costumes de gestionnaires, accusent Internet, l’évolution du marché, l’innovation technologique. Mais leurs journaux eux-mêmes ne sont presque plus consultés qu’en ligne, sans pour autant que la prospérité revienne… Il leur faut alors trouver une autre explication, n’importe quoi, pourvu qu’ils n’aient pas à se remettre eux-mêmes en cause.
Lire le mot de la semaine dernière : “mur”
« Le problème, c’est le lecteur » : voilà en somme le cri du cœur du journaliste contemporain. Pas assez éduqué, trop naïf, victime de désinformation… Ce grand enfant est incapable de faire le tri face au foisonnement de nouvelles qui s’offre à lui (et qu’avaient, ironie de l’histoire, encouragé les patrons des médias à une certaine époque, assurant que la multiplication des journaux et des chaînes de télévision était le plus sûr gage de l’indépendance de la presse). Trop bête pour comprendre qu’il doit consommer l’information comme on le lui demande, le lecteur doit donc être formé, aidé, guidé. Derrière le mépris, c’est bien la logique commerciale concurrentielle qui est à l’œuvre : ce n’est pas pour préserver l’opinion des méfaits de la mauvaise pensée que tel quotidien lance en grande pompe un détecteur de mensonge, mais bel et bien pour que le client n’aille pas cueillir sa feuille de chou chez le voisin. Quoi de plus normal ?
Dans un milieu dont les acteurs se vautrent sans retenue dans la logique commerciale, est-il étonnant que les journaux à scandale continuent (relativement) de se vendre ? Les faits-divers qui ne disent rien d’autre que ce qu’ils rapportent, sans extrapolation, sans réflexion, ne sont-ils pas la marchandise la plus fiable ? Dans un paysage médiatique où chacun se targue de détenir la vérité en invoquant ses facultés d’objectivité supérieure, est-il surprenant que les blogs et sites Internet au marquage idéologique affiché connaissent un tel succès ? L’analyse partisane revendiquée n’est sans doute pas la plus neutre, mais elle dit son nom et annonce la couleur. Reste ensuite au lecteur à décider si cela lui convient et si cela lui suffit – et si tel n’est pas le cas, au de quoi le contraindre ? Pour admettre cela, encore faut-il faire confiance au lecteur, admettre qu’il est capable de discernement et respecter son droit à choisir.