À l’occasion de la publication en français de “Comme un hôpital de campagne”, Aleteia s’est entretenu avec le théologien politique américain. Aleteia : Vous avez largement étudié les thèmes de la violence, de la société de consommation ou encore des idolâtries modernes. Pourtant Comme un hôpital de campagne (Desclée De Brouwer, 2016), votre dernier livre, semble se placer sur un autre plan. Quelle a été votre inspiration de départ ?
William Cavanaugh : Ce livre explore les principaux thèmes que j’ai étudiés au long de ma carrière : la relation de la théologie chrétienne avec l’économie, la politique et la violence. Je pense que c’est le fait d’étudier avec Stanley Hauerwas qui m’a initialement inspiré : il voulait que ses étudiants se demandent en quoi “être chrétien peut influer sur la vie de chacun au quotidien”. J’ai également vécu et travaillé pour l’Église du Chili sous le régime militaire, quand les questions à propos de la politique, de l’économie et de la violence étaient omniprésentes.
Mon livre continue d’explorer ces thèmes, mais je pense que mon approche est moins critique : je tente plutôt de trouver des solutions et de soigner les maux, ce qui explique le titre.
L’Église comme un hôpital de campagne, ce n’est pas une Église ouverte aux quatre vents, comme cela a pu être expérimenté ces dernières décennies. Votre vision est originale : celle d’une Église ferme sur ses fondamentaux mais présente partout. Dans le monde mais pas “à la façon du monde” finalement ?
Je pense en effet qu’il est important que l’Église soit convaincue de ce qu’elle apporte au monde : l’Évangile du Christ. C’est ce dont le monde a besoin. L’Église se doit d’être audacieuse et de proclamer la Bonne Nouvelle dans le monde entier, particulièrement dans les lieux les plus isolés. La communauté chrétienne ne peut pas rester inactive, ni se considérer comme pure face à un monde de perdition. Une Église triomphante est une Église qui s’inquiète. Nous devons être impliqués dans le monde, et l’aimer dans la rédemption.
Dans votre ouvrage vous vous appuyez autant sur l’enseignement de Benoit XVI que sur celui de François, quel regard portez-vous sur ces deux papes ? Que retenez-vous d’original chez chacun d’entre eux ?
Je pense que les deux papes partagent plus de convictions que ce que l’on pourrait penser. En comparant l’ouvrage Caritas in Veritate de Benoît XVI avec celui du pape François, Laudato Si’, on réalise qu’ils insistent tous deux sur une Église qui veut établir d’humbles lieux de vie, n’appartenant ni à l’État ni au marché. Je pense qu’ils se différencient principalement par leur pratique pastorale et leur manière de gouverner l’Église. Benoit XVI mettait l’accent sur la transparence : il considérait le relativisme comme source de confusion. Le pape François privilégie la charité : il estime que les cœurs doivent être touchés par l’Amour du Christ avant de pouvoir comprendre Ses enseignements. Je pense que Benoît XVI a été très courageux de renoncer à sa charge lorsqu’il a découvert qu’il n’était pas capable de réformer le gouvernement de l’Église. La démarche du pape François est plus directe : il veut que ce soient des prêtres qui dirigent l’Église, et non des bureaucrates ou des idéologues.
Vous êtes souvent présenté comme l’une des figures de la Radical Orthodoxy. Ce courant est méconnu en France, comment le présenteriez-vous en quelques phrases ?
Je ne pense pas être un membre de la Radical Orthodoxy. En réalité, ce n’est pas vraiment un mouvement, mais plutôt une série de livres. J’ai écrit un chapitre du premier ouvrage de la série parce que John Milbank avait demandé ma contribution, et c’était un plaisir pour moi. Je n’avais cependant aucune intention de rejoindre un mouvement, et je ne pense pas qu’on puisse le qualifier de tel. L’expression “Radical Orthodoxy” renvoie à l’œuvre de John Milbank. J’apprécie cet homme et j’ai un grand respect pour son travail. Theology and Social Theory est un livre très important pour moi, car il m’a montré que le laïcisme social est en fait une doctrine, et que si l’on veut vraiment transformer la société, il faut prendre la théologie orthodoxe plus au sérieux. Je suis assez d’accord avec cette philosophie, mais je suis en profond désaccord avec Milbank quant à la finalité de ses idées.
La non-violence est pour vous un impératif chrétien. Une telle position — qui peut être réfutée par certains avec l’appui de Thomas d’Aquin — n’est-elle pas dangereuse à l’heure où des événements très concrets menacent la communauté chrétienne en Orient comme en Occident ?
J’ai toujours respecté la tradition chrétienne d’une guerre juste, mais, comme le cardinal Ratzinger l’a affirmé lors d’une interview (en mai 2003) : “Aujourd’hui nous devrions nous demander s’il est toujours légal d’approuver [cette] doctrine”. Je pense qu’il faut considérer le pacifisme et la guerre juste comme deux cercles concentriques, plutôt que comme deux entités séparées. La non-violence est le noyau de l’Évangile. Cependant, la guerre juste suppose, sur la base de critères très stricts, que nous pouvons dévier de l’impératif de non-violence dans certains cas, par amour pour les autres.
Je pense que la guerre juste serait une tradition radicale si elle était respectée. Imaginez ce qui serait arrivé si les chrétiens de l’armée militaire américaine avaient suivi à la lettre l’opposition de Jean Paul II à la guerre en Irak. Pensez à ce qui adviendrait si les chrétiens pensaient que l’Église devait discerner une guerre juste d’une guerre injuste, plutôt que de suivre les ordres de l’État. En théorie, la tradition de la guerre juste autorise les chrétiens à refuser tout acte de violence. En pratique cependant, elle permet de justifier des guerres imposées par les chefs d’un État laïc. J’aimerais que cette tradition soit, pour une fois, vraiment mise en pratique, pour résister à la violence plutôt que de la justifier. Ce qui menace aujourd’hui les chrétiens d’Orient est largement dû au chaos provoqué par la guerre en Irak. Les chrétiens d’Occident auraient dû écouter Jean Paul II et refuser de participer à cette guerre.
Dans la foulée de Laudato Si’, le concept d’écologie intégrale a rencontré un écho inattendu dans les milieux catholiques et bien au-delà. Que cela inspire-t-il à l’auteur de Être consommé ? Des initiatives comme celles de la revue Limite en France apparaissent-elles aux États-Unis ?
Laudato Si’ est un ouvrage impressionnant, dans la mesure où il lie la protection de l’environnement au noyau du message chrétien. L’écologie n’est pas un problème secondaire, elle est directement liée à la manière dont chacun conçoit la nature de Dieu et des hommes. C’est la principale vertu de l’humilité : nous sommes des êtres mortels créés par un Dieu bienveillant. Il ne faut pas nous rebeller contre nos propres limites. La crise écologique découle de l’usurpation de la hauteur de Dieu, de la tentative humaine de prendre Sa place. Le capitalisme a été qualifié à juste titre de “destruction créative” : il détruit les hommes et les idéalise, entraînant de graves conséquences.
Récemment en voyage à Lyon, j’ai rencontré des gens impliqués dans la revue Limite, et ils m’ont beaucoup impressionné. Ils comprennent que l’écologie n’est pas qu’un problème isolé, mais qu’il est lié à l’intégralité du message chrétien.
Vous vous êtes désolé de la victoire de Donald Trump, n’y a-t-il pas des signaux positifs à relever ? Notamment quant à la défense de la vie, à la protection des petites entreprises face aux grands groupes ou encore à la promotion du principe de subsidiarité auxquels vous êtes attaché ?
Une personne ne peut pas avoir tout le temps tort, je ne suis donc pas surpris de voir que Trump a aussi de bons côtés, notamment quant à sa volonté de limiter l’avortement, ce qui est très encourageant. Le futur nous dira s’il y aura ou non de réels changements. Cela fait des années que les républicains s’affirment pro-vie, mais rien n’a réellement changé, même lorsqu’ils détiennent la majorité à la présidence, au Congrès et à la Cour suprême. L’affaire Planned Parenthood v. Casey (en 1993) a réaffirmé et étendu les droits à l’avortement, et cette décision a été prise par la Cour suprême alors composée de huit républicains et d’un démocrate pro-vie. Il est très peu probable que Trump rende l’avortement illégal. Dans un même temps, de nombreux catholiques sont consternés que Trump soit aujourd’hui l’image du mouvement pro-vie. Après avoir travaillé pendant des années pour convaincre les gens que le mouvement pro-vie n’est pas contre les femmes, de nombreux défenseurs de la vie refusent d’être associés à Trump, qui a affirmé pouvoir faire tout ce qu’il voulait aux femmes.
Il y a d’autres éléments sur lesquels Trump n’a pas tort. Il semble enclin à écouter la voix des chrétiens qui s’opposent à une législation qui viole leurs propres croyances. Il a dit vouloir diminuer les interventions militaires dans les pays étrangers, et affirme aujourd’hui s’opposer à la guerre en Iraq, alors qu’avant il la supportait. Il a malheureusement annoncé la nomination d’un secrétaire à la Défense qui favorise une stratégie agressive d’intervention au Moyen-Orient. La différence entre ce que Trump dit et fait est donc pertinente, dans ce cas-ci et dans d’autres.
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Néanmoins, la politique de Trump a mis l’accent sur la lutte de la classe ouvrière, et la manière dont la mondialisation l’a négligée. Trump et Bernie Senders sont tous deux prêts à se battre pour les classes sociales, alors que les politiques américains évitent généralement d’en parler. Pourquoi la classe ouvrière pense-t-elle qu’un milliardaire narcissique qui ne paye pas d’impôts peut incarner un bon choix cependant, cela reste un mystère. À ce jour, il a nominé de riches hommes d’affaires et des spécialistes de l’économie intérieure pour qu’ils deviennent membres du cabinet américain. Il souhaite accorder des allègements fiscaux aux grandes sociétés. Je doute sérieusement qu’il soit ami de la classe ouvrière dans le futur. Loin du principe de subsidiarité, sa politique semble privilégier les grandes entreprises et élargir l’écart entre les riches et les pauvres.
Je prie pour que Trump soit un bon président, et j’espère être surpris. Mais tant d’éléments dans sa politique s’opposent déjà à la foi chrétienne : sa malhonnêteté, sa manière de traiter les femmes, son inclination pour la torture, sa déclaration affirmant que le changement climatique est une « fausse alerte », son hostilité envers les immigrés, sa méfiance des musulmans, son nationalisme véhément, etc. Il est difficile de parler de sa politique, puisqu’elle semble changer toutes les semaines. Ce qui ne change pas cependant, c’est sa propre personne. Je ne pense pas que les chrétiens doivent soutenir quelqu’un qui semble faire la collection des sept péchés capitaux.
Propos recueillis par Thomas Renaud, traduits par Anne-Laure Renard.