Le philosophe athée explique pourquoi il faut en passer par la sidération et la colère avant d’affronter la question de l’islam. Samuel Pruvot : Dans Penser l’islam (éditions Grasset) vous expliquez combien il est difficile de parler librement de l’islam sans passer pour un “réactionnaire” ou un affreux identitaire. La critique est-elle possible en France ? Cette situation ne devient-elle pas intenable après le drame de Rouen ?
Michel Onfray : La plus grande partie des médias défend une idéologie d’État qui est libérale, donc consumériste. Cette idéologie est anticléricale s’il s’agit de christianisme, mais cléricale quand il s’agit d’islam. Elle est antinationaliste, sauf quand il s’agit du nationalisme européen. Elle est immorale, sauf quand il s’agit de politiquement correct. Elle est pour la liberté de penser, sauf s’il s’agit d’une autre pensée que la sienne. Elle est pour la tolérance, sauf quand il est question de ce qui la questionne.
En regard de cette idéologie dominante, sur la question de l’islam, tout ce qui n’est pas islamophile devient de facto islamophobe. L’islamophilie ne définit pas une lecture objective de l’islam, mais la lecture subjective qui en fait une religion de paix, de tolérance et d’amour, ce qui est vrai si l’on prélève trois ou quatre versets du Coran, mais faux si l’on renvoie à quantité d’autres versets qui invitent à l’intolérance, à la guerre, le fameux djihad par les armes, à la haine de l’ennemi.
Le drame de Rouen ne rendra pas intelligents les stupides, lucides les aveugles, déniaisés les niais ; il rendra plus stupides les stupides, plus aveugles les aveugles, plus niais les niais. Le propre des idéologues c’est que rien ne les ramène à la raison puisqu’ils sont déraisonnables et de mauvaise foi.
Précisons qu’il y a des natures idéologiques : depuis un demi-siècle, elles épousent toutes les mauvaises causes les unes après les autres. Une fois leurs idéologies tombées grâce à l’action de minoritaires conspués par eux, ils abandonnent leur idéologie, mais souvent pour en épouser une autre. Entre leurs deux niaiseries, leurs idéologies causent la mort de nombreux innocents.
Est-il philosophiquement correct de distinguer islam et islamisme en répétant en boucle”pas d’amalgame” ? Faut-il vraiment que des non musulmans séparent le bon grain et l’ivraie dans le Coran ?
Quiconque parle de l’islam et donne un avis devrait, au minimum, avoir lu le Coran, les hadiths du Prophète et une biographie de Mahomet. Ce que j’ai fait. Ce qui éviterait de parler par ouï-dire.
À la lecture, on découvre qu’il y a de nombreux versets toxiques dans le Coran et quelques-uns, beaucoup plus rares, qui permettent de construire un islam de paix, de tolérance et d’amour. Les versets toxiques sont nombreux et, en France, ils inspirent très peu de gens, ceux que jadis Jean-Pierre Chevènement appelait dans un vocable sympathique des “sauvageons”, les terroristes et leurs soutiens. Les versets de tolérance, beaucoup plus rares, inspirent la quasi-totalité des comportements des musulmans français. Il y a en effet deux façons d’être musulman. Comme il y eut deux façons d’être chrétien : une qui s’appuyait sur Jésus et sa pensée sainte, une autre qui revendiquait le patronage de saint Paul, le saint… à l’épée ! (1) Il faut donc dénoncer clairement cette schizophrénie dans le texte coranique et aider à choisir la partie saine pour permettre de se défaire de la partie corrompue.
Que vous inspirent ces attentats qui s’attaquent aussi bien à des enfants, à Nice, qu’à des religieux en train de prier ? Comment échapper à la sidération ou à la colère face à ces événements ?
Il n’y a aucune raison d’échapper à la sidération et à la colère. Seuls y échappent ceux qui commettent ces actes et ceux qui les soutiennent. Cependant, l’émotion ne suffit pas au philosophe qui doit faire son travail en questionnant ces évènements : d’où vient le terrorisme ? Qu’est-ce qui le rend possible ?
Une fois les causalités mises à jour, d’autres questions sont possibles : que peut-on faire pour tarir cette source empoisonnée ? Quelles logiques, autres que compassionnelles ou empathiques, peuvent être activées ? Quelles politiques intérieures et étrangères faut-il désormais activer ? Tant qu’on restera sur le registre du sentiment, utile pour la politique politicienne, mais fortement nuisible pour la politique au sens noble du terme, on ira vers le mur…
Les commentateurs parlent souvent de “barbarie” pour qualifier des crimes dont la motivation profonde nous échappe. Mais comment qualifier ces actes terroristes du point de vue de la raison ?
Le mot “barbarie” interdit de penser. Si tuer des victimes innocentes des femmes, des enfants, des personnes âgées, définit le barbare, alors que ces victimes sont tuées au couteau du terroriste ou par le drone d’une armée d’État, où est la différence ? La motivation des deux camps n’échappe à personne : ces guerres néo-coloniales menées par les États-Unis, avec le concours de la France, depuis 1991, ont occasionné la mort de quatre millions de musulmans sur la planète, elles sont indéniablement une forme de barbarie d’État alors que le terrorisme en présente la forme ubérisée.
Les guerres sont aussi vieilles que le monde. Le travail du philosophe consiste à les prévenir, les empêcher, les critiquer. Mais, signe de la décadence nihiliste de notre époque, il existe une cohorte de philosophes qui veulent la guerre, y appellent, invitent à bombarder des populations civiles, sous prétexte d’installer la démocratie, et ce au nom des droits de l’homme. En parlant ainsi, ils mettent de l’huile sur le feu.
Pensez-vous que nos hommes politiques, de droite et de gauche, disposent aujourd’hui du bagage intellectuel pour appréhender les nouveaux défis du terrorisme ? L’unité nationale est-elle une chimère ou une nécessité ?
Pas du tout. Tous manquent de la culture historique qui est indispensable à tout chef d’État. Leur formation à l’ENA ou à Science Po est technocratique, anecdotique, utilitariste. Comment pourraient-ils avoir le sens de l’histoire alors qu’ils n’ont que le sens de leur petite histoire ? Ils sont formés à être élus ou réélus, pas à rencontrer l’histoire de face. Face à elle, ils se débinent comme les enfants devant le grand méchant loup en disant “Même pas peur”…
L’unité nationale, quand elle est le souhait d’un chef d’État qui est en campagne pour sa réélection et qu’elle est proposée à des gens qui sont concurrents, adversaires, voire ennemis parce qu’ils sont eux aussi en campagne pour la même élection, est une fiction. Hollande veut l’unité nationale… derrière lui ! La France est le cadet de ses soucis – de même chez ses challengers…
Que pensez-vous des recommandations de Jésus et de la tradition catholique sur le pardon des ennemis et la non-violence alors que nous sommes en guerre ouverte contre les islamistes ?
Je suis non-violent et j’estime que les chrétiens ont raison de l’être. Mais la prière, le pardon des offenses, l’amour du prochain ne suffit pas pour faire une politique. Il faut une politique inspirée par cette non-violence. Et l’on ne saurait se contenter d’un chef d’État qui inviterait à prier et à pardonner les offenses. Il faut aussi sectionner ce qui fait pousser les fleurs vénéneuses et cela suppose une politique. La non-violence chrétienne constitue une spiritualité, qui est la mienne, même si Dieu, auquel je ne crois pas, ne m’a pas accordé la grâce ! Mais il faut que cette spiritualité devienne une politique, c’est-à-dire qu’elle sorte de la théorie (qui, au sens étymologique est “contemplation”) pour devenir une pratique. Laissons le pape à la théorie contemplative, mais exigeons du chef de l’État qu’il mette en place une politique adéquate. La non-violence fait toujours le choix de l’intelligence et de la raison quand partout on appelle à la vengeance que, pour ce faire, on libère les instincts…
(1) Cette phrase qui figurait dans l’entretien originel avait été enlevée par la rédaction, qui estimait qu’elle méritait un développement. Nous la remettons volontiers à la demande de l’auteur.
Article initialement paru sur le site Internet de Famille Chrétienne