Il y a 37 ans, Joseph Kessel s’éteignait chez lui à l’âge de 81ans.Il est des hommes qu’on ne peut juger sous le seul prisme de la vertu morale. Surtout lorsque celui dont on parle s’est toujours interdit de le faire. Ce n’est donc pas d’un saint dont il est question aujourd’hui mais plutôt d’un modèle à certains égards. Reporter écrivain, journaliste, académicien, fêtard invétéré, Kessel est tout cela à la fois
Pour comprendre l’écrivain il faut connaitre le journaliste, pour suivre celui-ci il faut entrevoir l’homme. Et la vie de Kessel fut l’une des plus riches du XXe siècle.
« Jef n’était pas un romancier, aucune de ses histoires n’est inventée, c’est un conteur » qui s’est mis en scène affirme l’un de ses amis qui tient aujourd’hui une librairie qui lui est en grande partie dédiée à deux pas de Montparnasse. En effet Jean Mermoz, Makhno, le docteur Kerstern, Henri de Monfreid sont autant de personnages que Kessel a côtoyé et connu au cours de ses rencontres et ses voyages. « Je préfère les hommes aux idées » avait-il coutume de dire lorsqu’on s’étonnait de ses fréquentations et de ses amitiés. Aussi à l’aise avec un avocat communiste qu’avec un membre du comité directeur des Croix-de-Feu.
« Jef » (il détestait son prénom) ne portait aucun jugement moral, il avait la passion de ce qu’il appelait les cœurs purs, fussent-ils des monstres sanguinaires comme l’ataman Makhno car selon lui «les cœurs instinctifs sont purs sans qu’intervienne aucune notion morale, purs à la manière d’un vin, d’une pierre ou d’un poison, purs par leur violence et leur intégrité». Autrement dit ceux qui agissent et vivent au-delà de toute notion de Bien et de Mal.
Toutefois Kessel était loin de l’insensibilité, l’un des piliers de sa littérature trouve sa force dans celle des regrets. Ces derniers ont jalonné toute sa vie d’après son biographe Yves Courrière : regret de n’avoir pu prévenir le suicide de son frère chéri (Lola pour ses amis, Siber pour la scène, Lazare Kessel pour l’état-civil) ni d’avoir pu être présent durant les derniers instants de son épouse adorée Sandi. Ses blessures qu’il saura transmettre dans son chef d’œuvre majeur « Le tour du malheur » colossale œuvre de quatre volumes qui vit la force et la violence de ses sentiments se déverser plus que jamais dans ses personnages.
On se demandera sans doute ce qu’ »un juif athée » comme il se définissait fait dans les pages digitales d’Aleteia ? Parce qu’il fait partie de ces écrivains qui font grandir et qui suscitent des vocations. Parce que derrière les passions, les excès, se cachait un véritable contemplatif qui n’a jamais été essoufflé dans son émerveillement face à l’homme et à ses actes. « Derrière la grande histoire, il y a les hommes. Et j’aime les hommes. »
Un juif athée qui, avant chaque voyage murmurait pour lui-même cette expression russe : « Dobri Tchass Zbogom », soit « que l’heure nous soit favorable et que Dieu nous accompagne».
Un juif athée qui a toujours été amoureux de la France et de ce qu’elle représentait. En témoigne cet extrait de son discours d’intronisation à l’Académie Française, au siège 27 : « Pour remplacer le compagnon dont le nom magnifique a résonné glorieusement pendant un millénaire dans les annales de la France, déclara-t-il dans son discours, dont les ancêtres grands soldats, grands seigneurs, grands dignitaires, amis des princes et des rois, ont fait partie de son histoire d’une manière éclatante, pour le remplacer, qui avez-vous désigné ? Un Russe de naissance, et juif de surcroît. Un juif d’Europe orientale… vous avez marqué, par le contraste singulier de cette succession, que les origines d’un être humain n’ont rien à faire avec le jugement que l’on doit porter sur lui. De la sorte, messieurs, vous avez donné un nouvel et puissant appui à la foi obstinée et si belle de tous ceux qui, partout, tiennent leurs regards fixés sur les lumières de la France ». En témoigne aussi son vibrant hommage à la Résistance avec « l’armée des ombres » ou encore la composition (avec son neveu et fils de son regretté Lazare, Maurice Druon) du Chant des Partisans.
On sait que Kessel a toujours voulu raconter l’Histoire des grands hommes. De sorte qu’à sa mort ne manquait à son panthéon que lui-même car le plus grand, le plus riche, le plus tragique et le plus dramatique roman de sa vie restera à jamais et justement celle-ci. Et nous laisserons Mauriac conclure sur Kessel : « Il est de ces êtres à qui tout excès aura été permis, et d’abord dans la témérité du soldat et du résistant, et qui aura gagné l’univers sans avoir perdu son âme. »