De la chute du Mur à la chute de la maison Europe, le pas fut si vite franchi.Quelques mois après ma naissance, le Mur de Berlin tombait. Aujourd’hui, quelques mois après celle de mon fils, le Royaume-uni choisit, par voie référendaire, de quitter l’Union Européenne.
Pour différents qu’ils soient, ces deux événements ont au moins un point commun : ils manifestent à la fois une tendance de fond et un séisme politique. Tendance de fond, parce que le Mur de Berlin comme l’Union Européenne étaient remis en cause par une part croissante de la population. Séisme politique, cependant, parce que tout à coup, un système qu’on croyait irréversible, une puissance qu’on pouvait croire inébranlable se révèle soudain bien fragile et commence à céder sous la pression populaire.
Ainsi, un beau matin, le colosse se souvient que ses pieds sont d’argile et que l’Histoire n’est faite que de retournements.
L’Union, ce hall de gare
Certes, modeste citoyen français, je ne prétends pas avoir la hauteur de vue d’un BHL ou de quelque autre visionnaire. Je n’ai visité qu’une seule fois le Parlement européen, à Bruxelles, et ça m’a fait l’effet d’un immense hall de gare où des gens de passage votent des lois que rédigent largement tel ou tel groupe de pression, et que nul n’est censé connaître – ou que du moins nul ne comprend… En tous cas, pas moi… Lois qui pourtant pèseront de manière parfois considérable sur le destin de la majorité, à commencer par ces millions de petites gens qui, pour la plupart, ne passeront, elles, jamais à Bruxelles. Et qui votent, en 2016 comme en 2005, massivement contre cette chimère qui ne leur dit rien qui vaille.
Je ne suis qu’un citoyen français. Je ne prétends donc pas sonder les peuples ou lire l’avenir comme les néo-pithies des salles de rédaction ou de marché. Il n’empêche que le Brexit me fait irrésistiblement penser à la grenouille du fabuliste qui, se voulant faire plus grosse que le bœuf américain (aux hormones) ou que le dragon chinois, « enfla si bien qu’elle creva ».
L’UE, maelström bureaucratique opaque
Le pouvoir délégué à l’UE aurait pu être une clef de voûte. Il n’a été qu’un puits sans fond. Au lieu d’associer des nations trop longtemps rivales,voire ennemies, en équilibrant au mieux leurs intérêts souvent contradictoires pour peser dans un monde chaotique, l’UE a englouti la souveraineté des peuples comme leurs identités particulières dans un maelström bureaucratique aussi profond qu’opaque.
Un pouvoir oligarchique confisque pendant des années le débat démocratique (en 2005, déjà, la fracture était là, le rejet du TCE annonçant le Brexit), et l’on joue les étonnés. Et l’on nous chante, comme à chaque fois, la berceuse du “changer d’Europe”. Et l’on ne voit pas que, derrière l’UE, c’est surtout le néolibéralisme, et avec lui la globalisation, et « le monde de la finance », et tout ce qui dépossède aujourd’hui les citoyens de leurs repères et de leurs moyens d’action, qui est visé.
A vrai dire, je ne sais pas quel sera le destin de l’UE. Je ne sais pas si de ce choc pourra naître une réorientation suffisamment radicale pour redonner du sens et du poids à cette utopie. Je ne sais pas si le Brexit sera forcément une bonne voie pour les Britanniques. Je ne sais pas si un « Frexit » serait forcément une bonne nouvelle pour la France.
Ce que je sais, en revanche, c’est que rien de pérenne ne se construit sans fondements solides, sans principes clairs, sans respect des équilibres et des limites. Ce que je sais, c’est qu’on n’a pas écouté le vote des Français et des Néerlandais en 2005 contre le TCE et qu’on a prétendu construire une cité, que les citoyens le veuillent ou non. Et qu’un « kratos » sans « demos », ça s’appelle une oligarchie, une tyrannie, une ploutocratie, ou tout ce que vous voudrez, mais en aucun cas une démocratie.
Et le sacrosaint “droit des peuples à disposer d’eux-mêmes” ?
Ce que je sais, c’est que la souveraineté n’a rien à voir avec l’égoïsme, et l’indépendance avec quelque repli que ce soit. Elles ont en revanche tout à voir avec le légitime et naturel « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ».
Ce que je sais, c’est que sans subsidiarité, c’est-à-dire sans prise en compte des différents niveaux de responsabilité, et de leur complémentarité, le pouvoir ne peut s’exercer que de manière brutale et désincarnée.
Ce que je sais, c’est que quand la maison commune devient usine à gaz, il est temps d’arrêter la machine infernale.
On promet le pire aux Britanniques récalcitrants – et on les menace déjà de ruine et de famine. Je ne sais pas ce qu’il en sera – nul ne le sait en vérité. Il est sans doute aussi stupide d’annoncer les sept plaies d’Égypte que des lendemains qui chantent et s’ébrouent aux pays qui reviennent à un certain protectionnisme contre les ratés du libre-échange. Mais qu’on arrête de (faire) croire qu’on peut construire quelque cité que ce soit, a fortiori à l’échelle d’un continent, par la seule carotte d’une introuvable prospérité. Ou par l’illusion d’une identité sans racines. Ou par le coup de force permanent d’une opacité institutionnalisée.
TAFTA, TISA, OGM, glyphosate, GPA… L’UE était censée nous protéger de la violence de la mondialisation sauvage, elle en est finalement l’actrice et la complice. Elle était censée nous protéger des égoïsmes comme des impérialismes, elle les sécrète ou les abrite. Elle était censée nous « unir dans la diversité » (In varietate concordia, proclame sa devise), elle nous uniformise dans la cacophonie.
Du coup, quand l’armure devient camisole, on peut légitimement se demander si on ne serait pas mieux à poil. Les mains nues, mais libres.